home Les survivants (en cours de rédaction)
Nouvelle 22
25 pages

Le grand LART (Large Agreement for Rationality Transfert) s'est levé, la séance solennelle des perpétuels peut commencer. Une réunion presque mensuelle depuis longtemps déjà, bien que la mise en place, dans l'ancien monde, des mainteneurs ait fortement réduit la nécessité de ces conseils au plus haut niveau. La tradition persiste cependant.
- Inutile
Mot rituel, devenu banal depuis des années. Mot de condamnation à mort actualisée, humanisée, et modernisée. Mot couperet immatériel, intemporel, argumenté et démonstratif. Mot fataliste et inexorable. Tourné vers l'intérêt du groupe. Pour l'avenir, pour le bien, dans la continuité, etc. Simples mots tisseurs de murs et de barrières. Des limites tracées entre eux et les autres.
Le grand LART a prononcé le verdict. Toujours le même. Presque toujours le même. Les archives de l'armoire numérique ne contiennent que quelques jugements suspensifs. C'était surtout au début, quand la distinction n'était pas encore bien assurée. Quand la grande séparation n’était pas encore tout à fait entrée dans les mœurs.
A plus d'un kilomètre de la longue salle ovale, haut lieu des décisions, un long mur de pierres artificielles, égrène de petites tours d'observation qui ressemblent à une suite de courtines, comme en dessinaient les châteaux forts moyenâgeux dans l’ancienne europe. Les caméras et les ondes de toutes sortes peuvent étendre leurs champs de contrôle et croiser leurs faisceaux invisibles et inconsistants. Ces remparts sont un mélange symboliquement désuet d'histoire et d'efficacité technologique. Amalgame disparate qui ne ressemble à rien. Continuum millénaire des techniques de contrôle et de protection.
Pénétrer dans l'espace des appropriateurs est une mission impossible. Personne d’en dehors les murs n'y songe vraiment. D'ailleurs les reportages, diffusés fréquemment, ne montrent que des quartiers dont l'aspect extérieur est banal. Les maisons y sont belles et grandes mais presque toujours semblables à celles des villes d’autrefois. Pas de quoi prendre un risque. Rien de particulier à voir ou à voler.
Au delà des murs, vers l'extérieur, vers l'ancien monde comme on dit à l’intérieur des enceintes, une centaine de mètres sans végétation. Un vide saturé de capteurs, d'yeux et d'oreilles électroniques. Et au dessus la ronde incessante d'ailes volantes, silencieuses qui épient les turbulences de l'air. Même l'invisible serait intercepté, transmis et visualisé quelque part. Un dôme immatériel verrouille insensiblement cette zone locale du domaine très éparpillé de ceux qui possèdent et décident.
- Inutile
Réponse familière d’un précédent LART à propos de la dernière demande de guerre, pour détruire et tuer des hommes. Cette réponse avait clos définitivement cette interrogation après un long débat. La guerre était définitivement remplacée par des techniques beaucoup plus douces, plus modernes, plus durables, plus indolores et moins aléatoires.
- Je sais que techniquement nous pouvons totalement nous isoler du reste de l'ancien monde sans avoir besoin de le détruire, mais ... - Et nous pourrons le contrôler tant que nous garderons la recherche électronique dans nos seules écoles, mêmes ouvertes. Nous pourrons de même, nous servir de l’ancien monde tant que nous accepterons de discrètement nous mélanger à lui.
- Il serait pourtant bien temps d’enfin nous séparer de cet autre monde qui …
- Nous sommes tolérés, bien que nous ne soyons que quelques milliers, parce que nous avons des forteresses qui n’en ont pas l’aspect. Parce qu’ils ne mesurent pas l’immensité de notre richesse
Le grand LART va conclure. Il attend que tous l’écoutent.
- Le pullulement de l’ancien monde nous pulvériserait si ses habitants se mettaient à avoir peur ou s’ils avaient faim trop longtemps. Nos armes ne pourraient rien contre leur piétinement.
- Je me permets d’ajouter, grand LART, que les pauvres le sont trop pour risquer leur vie. Ils n’ont rien à léguer, pour eux la mort est vraiment la mort. Ils ne nous attaquerons jamais.
Les appropriateurs locaux ne sont guère plus de cinq cents à se partager les habitations de la zone « Fleur de lys ». Un nom qu'un amateur d'histoire européenne a voulu conserver en mémoire de son exil. En souvenir aussi de l’exil de sa famille qui vécut au château. Il retrouve de cette manière l'architecture et l'urbanisme d'autrefois autour du donjon qui flanque sa demeure.
Dans l'ancien monde personne ne sait. Tout ce qui se dit et se voit de la zone d’entre les murs ressemble à la propre vie de tous ceux d’au-delà des enceintes. Les gens mangent, dorment, travaillent, vont au cinéma, regardent la télé. Tout y est plus beau, plus propre, plus moderne, plus clinquant aussi. Les femmes sont belles, les hommes sont sportifs, les enfants sont rieurs. Les petites filles sont sages. Ceux de l’ancien monde voient ou lisent cela tous les jours dans des jeux, des interviews, des films, des revues, des séries, des reportages. Rien de bien spécial. C’est la vie de ceux qui dirigent, c’est la vie normale pour ces gens là. Les images élèvent aussi leur mur, des parois tout aussi solides que le roc.
- Inutile.
Cristallisation en un seul mot du sort réservé à la plupart des actions proposées pour l’autre monde. Philosophie simplifiée et purement utilitariste, qui résume la profonde conviction que les forces qui régissent notre monde ne peuvent être au mieux, que subies en toutes connaissances de leurs causes possibles.
- Inutile de reconstruire pour nous seuls ce qui se trouve encore chez eux. Qu’importe que des usines, les champs, les abattoirs, les aérodromes, ou des lieux de spectacles restent dans l'ancien monde. L’essentiel c’est qu‘ici, derrière l’élévation des pierres du mur, il n'y a que nous. Dans l'espace de notre vie privée, dans ce lieu des survivants, nous sommes entre nous. Ici, mais ici seulement, nous nous séparons d'eux.
Là, dans cette étendue close, bien cernée, derrière les murs de la délimitation, se trouvent des bâtiments pour écouter, voir et informer les habitants de l’ancien monde de ce qu'ils doivent savoir pour exécuter leurs taches.
- La vraie différence, c’est là qu’elle doit être. Pour le reste nous sommes ensemble comme dans un attelage.
Le grand LART a besoin de parler, un appétit qui ne s’éteint jamais, comme une nécessité venue du fond des ages.
- Nous sommes aussi chez nous quand nous allons là bas, dans l’ancien monde. Mais ici aucun autre que nous ne doit se croire chez lui.
Depuis quelques années se concrétise ainsi le premier pas de la grande séparation. Le grand LART trouve toujours l’occasion d’énoncer quelques-unes des lignes de force de la politique des grands appropriateurs. Les luttes et les discussions des dernières décennies, qui ont provoqué tant de bruits, sont achevées. Il énonce la stratégie continuée de ceux qui l’ont précédé à son poste. Stratégie enfin acceptée de toutes les lignées d’appropriateurs.
Le grand LART continue.
- Inutile, nous n’avons nul besoin de nous isoler physiquement pour tout ce qui intéresse notre existence quotidienne. Nous pouvons manger, nous distraire et nous promener au milieu d’eux. Nous devons les fréquenter, et quand nous sommes avec eux nous devons être comme eux parce qu’ils doivent croire que c’est vrai. Isolés nous serions aussitôt un objectif identifiable et donc, parce que distincts; nous serions une cible facile pour quelques fanatiques suicidaires que la nature fabrique avec la même régularité qu’elle exhibe ses génies.
Depuis toujours il sait au plus profond de lui-même, que les différences qui font de quelques hommes des exceptions, ne sont que des variations intérieures et qu’elles doivent rester invisibles.
- Nous deviendrions même un objectif global si nous nous laissions tenter par le regroupement géographique. Les quartiers dans dedans les murs existent partout dans le monde. Ils en existe parfois même plusieurs dans les grandes agglomérations. Ainsi dispersées nos zones de résidence ressemblent à des hôpitaux, des casernes, des palais et des prisons. Nous devons nous fondre dans le paysage le plus longtemps possible avant la confrontation finale qui les éliminera.
Le grand LART sait que cette dispersion dans l’espace pose encore problème à certains de ses pairs.
- Inutile de nous presser comme vous nous le proposez cher collègue, ils nous servent encore.
Il reprend son souffle.
- Ce serait dangereux de nous regrouper et d’offrir un seul point de convergence en un seul lieu. Un jour ou l’autre nous serons attaqués par ceux de l’ancien monde qui verront un peu clair, et ils entraîneront peut-être ceux que nous n’aurons pas su mettre de notre côté. Nous ne pouvons maîtriser toutes les forces. Les quelques actions mal préparées que nous avons pu minimiser jusqu’à maintenant, je les donne en arguments de réflexion à ceux qui ne côtoient pas facilement la logique des réalités.
Le groupe des appropriateurs a choisi comme doctrine, comme fil conducteur, de se satisfaire des sommes d'argent nécessaires à l’isolement de certains lieux au sein même de l'ancien monde. Un étage d’un grand hôtel, une salle d’un grand restaurant, quelques loges dans les théâtres et les cinémas, quelques travées dans les stades, quelques îles isolées. Sans compter les réceptions privées dans les châteaux et autres monuments publics. Pour leur part, ceux de l’ancien monde sont ravis de toucher un salaire pour entretenir et servir ceux qui les dirigent. Ils croient même parfois qu’ils nous doivent leur vie.
Dans l’ancien monde, les mainteneurs, nommés par les services du grand LART, sont chargés de diriger et de maintenir au calme, les producteurs. Ils gagnent pour cela un peu plus que les autres et surtout il leur est laissé quelques privilèges et passe droit. Ils ont ainsi leurs propres dominés qui les rendent importants.
- Ce sont ces producteurs qui entretiennent pour nous tout ce dont nous avons besoin pour nous distraire. Ils sont occupés et s’imaginent ainsi être responsables de leur vie. Nous pouvons les laisser survivre tant qu’ils acceptent de maintenir les services dont nous avons besoin.
La réunion entame la pause habituelle, presque rituelle. Tout devient un peu formel, dés lors que nous n’agissons plus directement sur les choses et que nous ne créons pas. Ils sont presque tous devenus de simples représentants qui doivent juste passer le temps, le mieux possible. Leurs grands parents avaient des choix à faire. Mais pour eux la roue a tourné. Chacun répond au téléphone, tous vont vers le bar ou les toilettes. Tout le monde commente l’ordre du jour et propose ses solutions et ses remarques. Seuls deux ou trois plaisantent parce qu’ils ont admis depuis longtemps que le grand LART décidait de tout et qu’ils pouvaient donc s’amuser de tout le reste.
Dans les grands couloirs les trois tintements de la cloche d’or ont retentis, la séance solennelle peut reprendre par l’ordre du jour N° 12. Le grand LART parcours le rapport correspondant déposé sur tous les pupitres.
- Inutile.
La proposition du groupe AF4 chargé de la distribution de l’eau pour toute l’Afrique est rejetée.
- C’est une intervention non nécessaire. Ne soyons présents qu’aux endroits et moments stratégiques, restons discrets le plus possible. Nous devons être insipides pour ceux de l’autre monde. Qu’ils nous ignorent et ils continueront de se battre entre eux pour les miettes lorsqu’elles sont pour nous trop coûteuses à ramasser. Laissons les croire à l’existence de forces occultes.
Le jeune dirigeant a présenté un rapport stupide tant il est loin des réalités. Il est trop impulsif, trop volontariste. Au sein du groupe d’entre les murs on ne compte pas sur la rédemption, sur l’éducation ni sur la force des sermons. Ce jeune homme n’est pas adapté à la vie des appropriateurs, tant pis pour lui. Demain ou après demain un autre le remplacera. Il n’aura pas d’indemnités et repartira dans l’ancien monde, là où les volontés s’affrontent, là où les gens croient qu’il faut de la ténacité, de l’action et même parfois de l’honnêteté pour changer la vie, pour la réussir, pour être quelqu’un. Ils ont gardé leur âme de chamane.
Le grand LART attend que le jeune homme soit sorti et que les portes se referment.
- J’ai déjà négocié cette reprise de contrat. Que viennent faire ces considérations techniques et humanitaires dans une négociation commerciale.
Inutile.
Le grand LART enlève et repose ses lunettes. Puis il les rechausse et lit quelques lignes du rapport.
- Les dirigeants de là bas ont déjà proposé de réduire les salaires et les droits sociaux de ceux de l’autre monde qui posent les tuyaux et relèvent les compteurs. Ils ont peur que nous allions ailleurs en priorité. Ils craignent pour leurs emplois. Ils ont besoin d’argent pour acheter leur nourriture. Comme tous les autres pays, ils ont détruit leur agriculture et les gouvernants ont besoin des marchés que nous passons pour continuer d’en prendre leur part pendant que nous nous empochons le surplus demandé.
A ces monarques de pacotille, dictateurs sanglants et autres divers responsables d’expliquer les problèmes par des mots comme la délocalisation, la globalisation des marchés, les contraintes de l’offre et de la demande, des conditions de change, ou même d’honneur national.
Le grand LART ne parvient pas à étouffer un petit rire nerveux que ce genre de nouvelle provoque toujours chez lui.
- Pourquoi faudrait-il aller plus vite que les forces qui travaillent naturellement pour nous ? Laissons les gens de l’ancien monde nous proposer d’eux même leurs solutions internes d’organisation et contentons nous de prélever davantage sur chaque nouveau contrat. Ceux de l’autre monde sont toujours prêts à payer un peu plus pour les progrès techniques qu’ils font et qui les éliminent pourtant peu à peu. C’est la stratégie des séparateurs que nous sommes, que d’avancer peu à peu, comme se séparent les plaques continentales.
Tout à l’heure, le jeune homme, déjà ex dirigeant n’a pas compris que les rapports techniques sont écrits par les ingénieurs pour eux mêmes et les peuples, mais pas pour les décideurs. Un projet technique ne donne droit qu’aux avantages du travail et à rien d’autre. Seul l’argent et son pouvoir influencent le destin individuel.
- Les comptes financiers sont les seuls critères de nos actions. La technique nouvelle n’est choisie que si elle permet d’apporter un peu plus aux appropriateurs. Si un produit ne permet pas de forts bénéfices il doit disparaître des productions. Qu’importe les services qu’il rendait ! Si la pose de tuyaux d’eau pour ceux de l’autre monde ne nous rapporte pas suffisamment et bien, qu’ils meurent de soif ou qu’ils le fasse sans nous.
Sur les bancs autour du cœur de la salle, Paul et Jennifer se sont regardés. Jamais ils n’avaient entendu dire les choses de cette façon. Ils sentent confusément que quelque chose leur échappe dans la mécanique du monde. Quelque chose que l’école n’apprend jamais, un élément essentiel qu’ils ne savent pas nommer et qui leur enlève tout à coup tout pouvoir possible sur leur destin.
- Paul, je voudrais m’en aller.
- On ne peut pas
Jennifer lui prend la main, la serre très fort, essaie de se rassurer.
- Je veux savoir ce qu’on n’apprend nulle part.
Et Paul écoute ce que le grand LART continuer d’exposer.
- Les rêves et l’espoir, la volonté et les plans d’avenir sont des attributs du pauvre. Nous les riches nous investissons si cela entraîne plus facilement les individus à faire d’eux-mêmes ce dont nous avons besoin. Nous les avons suffisamment mécanisés pour qu’ils ne puissent plus rien sans nous. Nous les avons amorcés avec les frigos, les machines à laver et les gazinières, maintenant nous les tenons. Nous pouvons les ferrer, ils sont désormais contraints de bâtir notre monde pour aller dans nos magasins acheter de quoi survivre.
Jennifer, qui a vécu toute sa petite enfance dans l’autre monde, ne se sent pas bien. Elle est comme dans une nasse, penchée vers l’avant, la tête bien cachée entre ses deux mains.
- Je ne veux plus entendre tout cela. Je veux partir
Paul sent qu’il va devoir choisir. Il saura s’adapter mais il va perdre « sa » Jennifer. Elle s’est levée, elle s’en va. Paul ne la reverra pas.
- Tous les hommes, depuis toujours, sont prêts à accepter des maîtres auxquels ils s’enchaînent eux-mêmes. Depuis toujours. C’est inscrit dans nos gènes, probablement depuis le premier animal de notre lignée humaine. Il y a des maîtres et il y aura toujours des maîtres parce qu’il y a des esclaves qui acceptent de l’être et qu’il y aura toujours des hommes et des femmes prêts à se soumettre.
La séance est presque terminée. Le grand LART parle de manière presque inaudible, pour lui-même. Il a pris la décision presque habituelle, celle qui laisse courir les choses.
- Inutile. Ce que je dis est inutile parce que nous ne sommes que les éléments de l’ordre des choses.
Déjà plusieurs membres de l’assemblée se sont levés mais il y a encore le rapport 14.
Le secrétaire général a pris la parole. Le grand LART a remis ses lunettes et il tourne les pages qui sont dans la liasse devant lui. Il cherche le rapport quatorze qui est mal classé et lit le titre et pense qu’il s’agit encore d’un rapport inutile. Il continue de lire pendant que les perpétuels regagnent leurs places.
L’étude de marché présentée par le groupe des mainteneurs de l’ancien monde n’apporte rien de particulier. D’ailleurs les désirs et projets des quelques terriens d’au-delà des murs qui se préoccupent encore de leur sort, n’existent pas dans les préoccupations des habitants des quartiers clos.
- Nous devons répondre à la seule loi de l’évolution qui est celle du plus accapareur. Nous ne devons nous occuper que de ce qui est indispensable ou durable pour nous. Nous devons seulement suivre ce qui est l’inéluctable et le conforter. Il est inutile de dépenser nos forces pour des problèmes dont nous n’avons pas la solution. Suivons la pente. C’est pour cela que nous avons pu nous séparer, c’est comme cela que nous subsisterons.
Dans la philosophie de ceux d’entre les murs, les modes et les arts sont de la responsabilité de l’autre monde. Ce sont ceux qui ont conservé l’accès à l’imaginaire, à l’irréel. Mais ce sont eux qui meurent de faim et qui disparaissent peu à peu. Mais pour tout ce qui concerne les recherches techniques, et les nouveautés matérielles ce sont les individus génétiquement aptes à ce travail qui en ont l’apanage. Le partage de ces taches a réellement eu lieu presque au début de l’établissement de la charte des perpétuels, après avoir écrit la deuxième encyclopédie de tous les savoirs de l’époque.
Quelques uns ont conclus que seule la fatalité était utilisable par les humains. Et les perpétuels sont devenus accapareurs choisissant d’accaparer ou de prendre à leur compte les marchés qui permettent un transfert conséquent de ressources financières. A charge pour eux ensuite d’utiliser celles-ci à leur gré. Les connaissances acquises pendant des siècles n’aboutissaient qu’à ce constat amer, profondément individualiste et solitaire : vis aujourd’hui.
- Nous ne devons choisir que ce qui nécessite de grosses infrastructures, beaucoup de moyens, beaucoup d’argent, beaucoup de procédés techniques. Nous gardons ainsi la main sur ce qui permet notre continuité. Nous gardons sans risque le contrôle sur nos ressources et nous, tout zen nous dissimulant derrière une loi que nous avons fait passer pour éternelle et qui est acceptée de tous.
Ce groupe de mainteneurs n’a pas mieux compris que ses prédécesseurs, la logique des accapareurs, ses membres en sont restés aux relations humaines. Ils ne reviendront plus dans la grande salle du conseil. Ils resteront cadres aisés dans le monde des soumis, des précaires, des dépendants, celui des conflits pour la survie. Le monde des films, du théâtre, du sport, de la télé, des portables et des psychologues. L’ancien monde d’où se sont extraits les survivants et dans lequel s’insèrent quelques greffons d’au delà des murs.
- Nous acceptons aussi le rachat d’une invention technique s’il s’avère possible d’organiser la structuration qu’il convient pour une distribution de masse qui permet alors un prélèvement conséquent et régulier. Toute technique doit être notre possession. Et qu’on ne nous ennuie plus en dehors de ces cas là.
Depuis des dizaines d’années l’ancien monde ne bouge pas. Les écoles continuent d’enseigner l’importance de la valeur individuelle et du parcours professionnel, le rôle de la solidarité et de l’humanisme, la beauté de la générosité et du sacrifice. Dans l’ancien monde la morale continue de nier la biologie et la sauvagerie de l’animal humain. Un jour peut-être …mais les maîtres veillent à ce que les pauvres continuent de croire à ce qui les a conduit et les maintient dans leur état.
- Nous devons nous concentrer sur notre possibilité de décider seuls dans tous les domaines de l’économique. Nous devons conserver notre capacité à stopper toute activité qui ne nous permet pas d’en capter les bénéfices financiers. Nous n’avons pas à discuter sur les manières de le faire. Ce sont là les préoccupations que nous devons laisser à ceux de l’ancien monde.
La séance de ce jour est levée.

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- Ceux de l’autre monde sont encore nombreux à travailler et à posséder de l’argent pour acheter les produits que nous laissons fabriquer dans les zones d’élimination.
Robert vient de voir un oiseau se poser sur le rebord de la fenêtre. Un moineau comme il en aperçoit de temps à autre. Leur groupe parvient à survivre, presque mystérieusement. Probablement parce qu’individuellement ils se contentent d’exister. - Mais ils sont aujourd’hui beaucoup moins nombreux que pendant la dernière décennie. Les zones mourantes partout dans le monde sont pratiquement désertes. Plus rien d’humain n’existe vraiment. Notre réserve de main d’œuvre a perdu plus de soixante dix pour cent en volume.
Demain il part pour Larissa, la nouvelle ville du désert de Kalaha. Dorléane y prépare leur maison depuis sept jours. - «Grand LART je dois vous dire qu’accaparer c’est forcément créer la misère. Nous disons encore le contraire, comme depuis des siècles, mais cette fois nous y sommes. Dans quelques décennies nous serons seuls, enfermés dans nos forts…
Robert aussi ce soir, sera enfermé dans le nouveau fort de Kalaha. Il va se promener avec Dorléane, main dans la main. Ils vont parler de leurs voyages, de leurs soirées, de leurs activités sportives, des soirées culturelles et de leurs lectures continuelles sur le déroulement de l’autre monde d’autrefois.
- « Il faut songer à autre chose grand LART, dire que nous allons dans le mur, que … »
Un grand geste du bras, assez brutal interrompt les réflexions de Robert.
- Inutile.
Un rire franc éclate. Il a tellement l’habitude de prononcer cette phrase qu’elle lui est venue instinctivement.
Je sais cela dit le grand LART, mais je serais éliminé si je disais que nous allons à notre perte. Jamais une civilisation ne s’est changée d’elle-même. Elle est conquise ou elle disparaît. C’est l’histoire…
Il ferme les yeux, il n’a pas envie de répondre.
- Je garde ma place en essayant …
- Quoi ?
- De me faire illusion, de laisser croire que je dispose d’un pouvoir.
Le grand LART ferme encore les yeux. Il n’a pas envie de continuer, de répondre.
- Le monde va son évolution indépendamment de nous, depuis toujours. Nous sommes une espèce un peu à part, mais nous évoluons comme les autres, entraînés dans le flot d’une logique et d’une contrainte que nous constatons et que nous comprenons mais qui nous tient totalement.
Robert bondit de son siège vers le chef qui lui parle.
- Ce n’est pas vrai nous pouvons changer notre manière de faire, de gérer, d’exploiter. Nous devons nous regrouper, travailler ensemble…
Le grand LART s’est penché vers l’avant, les coudes posés sur les genoux, les mains lui cachent le visage. Les larmes lui montent aux yeux. Il a rêvé, presque avec les mêmes mots, il y a longtemps mais il ne parvient pas à comprendre ce qui a pu le conduire là où il est, chef des accapareurs.
- Nous sommes la première espèce à n’avoir plus comme ennemis que de petites bestioles, invisibles à l’œil nu que nous parvenons à combattre grâce à notre technique.
- Nous ne combattons pas, nous éradiquons. Nous n’avons pas d’autres formes de pensées que la razzia, la désertification, la jihad, la guerre mondiale, …
- Inut …
Le mot lui a encore échappé. Le grand LART lui-même se prend à utiliser des stéréotypes, à répéter au lieu de réfléchir.
- Je sais mon enfant, je sais. Nous détruisons peu à peu toutes les autres espèces. Nous ne voulons pas vivre nous cherchons à être les seuls.
Le grand LART se lève
- Laissez-nous seuls. Partez. Je vous appellerai, tout à l’heure.
Les trois personnes encore présentes saluent et referment la porte d’honneurs.
- Nous appliquons la loi de toutes les espèces, celle qui existe depuis quelques milliards d’années. Comme nos ancêtres les plus lointains, nous prenons la niche écologique d’autres que nous. Nous sommes capables aussi, comme nos très vieux parents les animaux, de nous combattre un contre un pour des femelles ou de la nourriture. Nous sommes ainsi, tous des héritiers enchaînés par notre hérédité physiologique. Presque tous inconscients.
Le grand LART marche, vite, dans toutes les directions de la salle. Il ne regarde nulle part. Il peste contre ce qu’il sait, contre ce qui le contraint, contre ce qu’il est devenu.
- Mais nous faisons pire parce que nous continuons de détruire sans même savoir qui nous tuons, Notre espèce va disparaître, victime comme beaucoup d’autres disparues au cours des millions d’années passées. Nous allons rejoindre le néant, au mieux à cause d’un changement climatique ou au pire, pour la première fois peut-être, à cause de nous même, de notre capacité à cumuler plus que nécessaire à notre existence.
Il n’y a plus de bruits. Les deux regards se fuient. Robert rompt le silence le premier
- Il nous faut songer à autre chose.
- Est-ce bien utile ?
- Peut-être pas pour vous, la génération passée, mais pour nous, la génération future, très certainement.
On entend battre le cœur de Robert. Ses mains accrochent les bras de son fauteuil.
- Continue jeune homme, continue, dis moi ce que je crains.
- Cette autre chose fait suite au constat que depuis le milieu du dernier siècle du millénaire précédent, la croissance se fait de plus en plus faible.
- Certes. Nous le constatons tous. Mais aussi nous prélevons plus …
- Justement, c’est cet accaparement, pour nous même, pour nos propres désirs, qui dérègle tout. Parce que insensiblement nous n’avons plus réinvesti suffisamment pour accroître les outils de ceux qui produisent pour nous dans l’autre monde. - Inutiles. Parce qu’ils sont devenus inutiles. Nous n’avons plus besoin d’investir pour qu’ils survivent. Nous n’avons plus besoin d’eux. Au point où nous en sommes de l’évolution de l’humanité, ils sont de trop. Robert n’allait jamais aussi loin dans les conséquences de ce qu’il constatait de la société autour de lui. Jamais il n’avait pensé à cette disparition physique de l’autre monde.
- S’il n’y avait pas les guerres que mènent encore les états unis dans l’est du monde nous n’aurions même plus l’illusion de la croissance. Ils n’ont pas choisi le progrès technique. Ils ont opté pour l’esclavage. Sans doute les séquelles d’un caractère de conquête qu’ils n’ont pas encore dépassé.
Le grand LART de la plaine remonte les pans de son ample manteau sur le dessus de ses genoux.
- En Grande Europe nous avons suivi la pente de la coopération des états, l’entente des élites, la suppression des conflits armés, la fin des hécatombes guerrières. Nos ultimes illusions ce sont les morts sur les routes, notre reste de caractère latin, notre dilettantisme naturel. Notre capacité à ne pas dire les réalités et à les attendre à l’abri de je ne sais quoi.
Le grand LART regarde Robert.
- La réalité inexorable c’est que nous n’avons plus besoin de l’autre monde, qu’il pèse sur nous et que maintenant il nous gène. C’est pourquoi nous parlons entre nous de zone d’élimination.
Robert n’a pas tout entendu. Ce discours d’un holocauste rendu invisible tant il est lent, il ne l’admet pas. Il est encore sur des problèmes d’économie et de pouvoirs.
- Mais ces guerres permettent d’investir massivement là où nous gagnons pour reconstruire. Et parce que nous payons nous sommes les maîtres. Et alors nous pouvons prélever sur le travail de l’autre monde.
Il fait un grand geste comme pour empêcher le grand LART de la plaine de l’interrompre.
- Je sais grand maître. Je le sais bien. Mais désormais notre monde, notre terre sont fixes. Les pays sans salaire n’existent presque plus. Il ne reste que leurs dirigeants et ceux de l’autre monde sur lesquels on prélève notre richesse sont de plus en plus rares. La terre s’appauvrit.
Robert s’arrête et fixe son interlocuteur.
- Il ne s’agit pas de ceux de l’autre monde. C’est de nous qu’il s’agit. Il va falloir diminuer le nombre d’entre nous. Nous disparaissons comme le lierre se condamne en desséchant l’arbre qui le nourrit.
- N’as-tu pas entendu ce que j’ai dis tout à l’heure. Accaparer l’argent est une scorie du passé. Tu n’as encore en tête que les fruits de tes études. Tu n’as encore que le passé comme exemple. Tu n’es pas encore assez vieux pour déjà vivre au futur. Le grand LART trouve un peu longue cette discussion avec son enfant préféré.
- Nous avons seulement besoin d’ingénieurs, de femmes et d’artistes pour durer et devenir les survivants. Pour se nourrir, nous prolonger et nous distraire. Nous n’avons plus besoin d’argent, enfin plus vraiment.
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Depuis des mois les concours de beauté se déroulent dans toutes les localités. C’est devenu une tradition quinquennale que les filles acceptent avec plaisir. Les présélections durent une année et se présenter est presque une obligation pour elles. Les premières classées voyagent beaucoup, sont invitées partout, font des rencontres, passent à la télé, écrivent dans les journaux, reçoivent des cadeaux et entrent dans les écoles d’en dedans les murs. Presque toutes quittent définitivement leurs ville ou village, sans retour après quelques années de vie publique.
- Nous devons renouveler notre patrimoine génétique et aucun laboratoire ne parvient à le faire aussi bien que les enfants qui naissent de ces mélanges de nos deux mondes. Alors autant le faire avec les plus belles filles des concours. Le grand LART, qui ne peut s’empêcher de rire, applique la troisième directive du grand livre des rationalités. La survie d’une espèce dépend de ses capacités de renouvellement. Ce sont aussi les expériences nombreuses du passé qui sont prises en compte. Plus le groupe des villes gardées vit sur lui-même plus il doit s’ouvrir sur les réserves potentielles de l’autre monde.
- Nous n’avons plus tellement besoin de leur argent. Mais nous pouvons toujours prendre les meilleurs d’entre eux et d’entre elles, s’ils veulent devenir des nôtres. C’est toujours un vrai besoin pour nous tous. Robert pense à Dorléane, une ancienne miss, pas une lauréate, mais une fille qui a suivi la filière. Ils se sont rencontrés pendant l’une des tournées qui suit le concours proprement dit.
- Au début du XIX siècle, partout, on est allé chercher les meilleurs, filles et garçons, au fond des campagnes pour les fixer en ville. On leur donnait des bourses pour cela. Cette méthode s’appelait « égalité républicaine ». Dorléane allait de table en table, parlait, souriait et échangeait des téléphones avec tous les garçons. Le regard de Robert a croisé le sien. Et voilà. Ils se sont mariés un peu plus tard.
- A cette époque là nous avions encore besoin de main d’œuvre, mais nous avions aussi besoin de fonctionnaires, d’ingénieurs, de chefs de chantiers, de contremaîtres, de policiers, d’officiers. On les a choisi en leur sein, pas par calcul, mais par instinct. Les sciences commençaient à se transformer en objets courants, en machines efficaces, en progrès conceptuels et surtout en capacité de productions importantes. Quelques uns entrevoyaient alors que le pouvoir pouvait se concentrer pacifiquement si on si prenait bien.
Ils se promènent toujours deux ou trois fois par semaine, comme lors des premiers mois de leur rencontre, de leur vie en commun. Beaucoup de filles et de garçons de leur age et tard dans la vie, ont un comportement identique. La beauté et la disponibilité des filles rendent la vie calme au sein des fortifications qui délimitent la zone d’entre les murs.
- C’était la première fois depuis le début de l’humanité que le peuple aidait les princes, l’élite républicaine, à les incarcérer en les enfermant dans leur travail. Et cela grâce aux progrès techniques et à la consommation de masse. L’assouvissement des oies du peuple pour parer au danger de leur nombre.
Robert ne s’est jamais demandé pourquoi Dorléane était restée prés de lui, avec lui. Elle non plus probablement. Une historie d’amour comme dans les films.
- Depuis nous avons avancé. Aujourd’hui nous disposons de l’informatique qui réduit la taille des machines et qui conserve savoir et savoir faire humain. Nous usinons atome par atome et il faut pour cela une machine bien sur, mais un seul d’entre nous aux commandes. Nous n’avons plus la nécessité d’entretenir les hommes. Inutile. Nous n’avons plus besoin que de nous. Nous n’avons plus l’obligation du recours aux masses pour qu’elles fabriquent nos consommations les plus courantes.
Robert n’écoute pas trop les paroles du grand LART. Il est avec Dorléane, son regard et son corps sans défauts. Qu’importe l’évolution du monde, il se laisse aller à la douceur des femmes. Plus tard, quand ses regards percevront leurs rides, il se tournera probablement vers le plaisir de la force du pouvoir et de l’accaparement.
- Il faut que tu aies cela en tête Robert. Tu es de ceux qui sont capables d’organiser la séparation et de la terminer sans danger pour nous, sans révolte de l’autre monde. La survie de l’espèce humaine est avant tout dans la diminution du nombre des humains. Mais je suis un adversaire des méthodes du passé que sont les conquêtes, les pogroms et les massacres. Inutiles.
Robert est dans les bras de Dorléane, il verra plus tard. Il est bien, il est heureux. Tant pis pour l’autre monde. Après tout il n’est pas responsable d’être né du côté de ce mur.
- Et un jour nous aurons d’autres matériaux, d’autres machines, d’autres inventions. Nous pourrons rester de plus en plus seuls. Devenons des dieux, mais des dieux humains, sans les maux que nous infligent les religions monothéistes.
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Dorléane et Robert sont réveillés. Dehors l’agitation est grande. Il passe un grand peignoir et va vers la fenêtre. Les projecteurs sont allumés. Les gardiens sont montés sur les grandes tours.
- Que se passe t-il ?
- Quelque chose d’anormal. La garde est sur les murs.
- C’est peut-être un exercice.
Dorléane s’est levée, nue, comme dans le lit. Ils commençaient à peine l’amour. Son corps brûle encore et elle vient se coller contre Robert après avoir entr’ouvert son peignoir.
- Viens. C’est leur boulot.
- Attends encore un peu.
Quelques coups de feu se font entendre et les chiens commencent à hurler. Ils se répondent et s’encouragent.
- Je crois que l’autre monde se révolte encore.
Dorléane caresse Robert sur tout son corps, s’arrête sur son sexe qui déjà se relève.
- Viens, ne restons pas là. Nous n’y pouvons rien. Viens m’aimer.
Dehors les tirs ont repris. Il y a aussi quelques armes silencieuses, à base de laser, qui calcinent et tuent souvent.
C’est la quatrième fois en cinq ans que des attaques aussi violentes ont lieu. Depuis la mort du grand LART de la plaine, il y a presque douze ans, plus personne ne s’oppose à l’application de la cinquième loi dans toute sa plénitude. C’est la décision, reportée très souvent, de réduire réellement le nombre de ceux de l’autre monde. Les accès ont été limités avec les hôpitaux, les écoles, les églises et les nombreux magasins d’alimentation. Les routes sont surveillées pour éviter que se forment des attroupements. Seuls les stades, les tavernes et les cinémas continuent leur fonctionnement comme avant.
- Ceux de l’autre monde doivent avoir faim pour qu’ils délaissent leurs bouteilles.
- Je ne voudrais pas y retourner tu sais. J’ai eu de la chance de m’en sortir. On ne s’en sort pas par volonté ou par espoir, mais par chance seulement.
Habitué depuis des décennies, l’habitant de l’autre monde ne sait plus rien produire pour lui-même. Les tâches qu’il accomplit durent fréquemment quelques jours, elles n’ont pas de régularité d’horaires et n’ont pas de sens immédiat. Son travail n’a comme finalité que de lui permettre d’acheter sa survie dans les magasins encore ouverts. Il est appelé par messagerie et il doit obéir. Ceux des villes de l’autre monde ne savent plus ce qu’est un champ, une prairie ou une forêt. Presque tout ce qu’ils mangent provient des chaînes chimiques de grandes usines dont ils ignorent les emplacements. Les écoles de ceux qui ne sont pas choisis ne parlent de presque rien. Ils n’apprennent plus à lire ni à écrire. Ils vont très vite dans les petites usines pour occuper des emplois que tous peuvent faire et dont les chefs sont les enfants des habitants d’entre les murs qui ont été jugés incapables de vivre là bas.
- Tu entends, ça ne se calme pas.
- J’ai entendu des cris.
- Tu voudrais revoir tes amis d’autrefois ? Ils te manquent ?
Peu à peu l’approvisionnement étant devenu aléatoire le peuple de l’autre monde a appris le rationnement, l’art des réserves de précaution et les trucs de la débrouille.
- Je ne sais pas pourquoi, mais je sais qu’ils vont disparaître. Je pense à ceux qui entraient dans les camps, ceux d’une guerre d’autrefois …
- Et qui voyaient la fumée qui s’élevait, inexorablement, celle qui allait les évanouir, les rayer de la terre.
- Oui, je suis une survivante, une triée comme on disait, comme on trie les déchets. Je pouvais encore servir. Mais moi, née dans l’autre monde, je suis née en sursis, en suspens, en attente.
En même temps, en une dizaine d’années, de manière progressive, les problèmes de sécurité alimentaire se sont fortement multipliés, comme le nombre des deuils. Mais ils étaient restés calmes. La mort n’est pas anormale, elle fait partie de leur existence. Et les disparus une fois pleurés, la vie reprend avec ceux qui restent. Les massacres c’est comme les calamités naturelles, cela se subit et ensuite tout reprend. Comme un orage. Mais la faim c’est autre chose, elle empêche de vivre, elle obsède. Dans l’histoire de tous les peuples, c’est la faim qui fait réagir, qui provoque les révoltes, qui monte les barricades, qui pousse aux attentats.
L’autre monde s’est trouvé sans recours devant ces brusques changements dans sa vie et après quelques semaines les échauffourées et les révoltes ont commencé pour se multiplier depuis ce temps. Les femmes en tête, comme presque toujours, parce qu’elles ne se réfugient pas naturellement dans l’alcool, seul produit pourtant resté disponible.
Ce soir les morts sont nombreux. Ils seront laissés et ce sont ceux d’au-delà des murs qui viendront les ramasser dans quelques jours pour les enterrer ou les incinérer. Vaincus depuis des siècles, il ne leur reste plus qu’à mourir. Désormais leur nombre ne leur sera plus d’aucun secours.
- Viens. Allons nous recoucher. Nous ne sommes pas plus que le duvet d’une plume qui va où le porte le vent. Inutile d’y ajouter les pleurs ou les remords.
Dorléane a pris Robert par le bras. Elle l’entraîne vers les draps blancs. Elle sait que la vie passe, qu’il faut être du bon côté tant qu’on le peut. Le hasard et la vieillesse sont ses ennemis. Ce soir elle veut jouir et oublier que ses mains ne tiennent rien.

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Depuis trois mandats, les LART se succèdent à chaque renouvellement, mais ils suivent tous la ligne engagée par le premier grand LART de la mer. La suppression de l’autre monde va bon train. Presque 2% par an. Les bûchers publics ont été autorisés. La fatalité et les croyances sectaires ont été réintroduites et elles font leur œuvre. La magie et l’occulte s’emparent des questions que l’incertitude amplifie.
La mauvaise nourriture et la carence de soins courants font les ravages attendus. L’obligation de réduire les naissances à un enfant par femme va très vite produire ses effets.
- Nous devons décider ce soir du nombre d’enfants que nous amenons dans nos écoles après les tests habituels.
- Il faut réduire ce nombre parce que cela nous coûte cher, alors que nos enfants sont tout à fait capables d’assurer la conduite de nos usines et de nos recherches.
Les discussions et les a parte ont déjà repris. Il y a derrière ces choix, l’acceptation de la règle numéro quatre qui oblige à se débarrasser des enfants d’entre les murs lorsqu’ils ne disposent pas de toutes les capacités requises pour participer activement à la vie dans les enceintes closes.
- Nous ne devons pas nous laisser aller aux faiblesses que l’histoire nous rappelle. Nous ne maîtrisons pas la totalité de nos naissances. Des sacrifices familiaux doivent être acceptés.
Cette quatrième règle a toujours été la plus contestée et son application soulève la majorité des recours qui sont portés devant le grand tribunal.
- Nous ne pouvons maintenir notre haut niveau de vie que parce que l’autre monde supporte tous les désavantages de ce dernier. Nous ne pouvons pas nous permettre d’en prendre une partie à notre charge…
Le grand LART étendit les bras pour demander le silence et prendre la parole.
- Parmi les prescriptions des premiers LART il y eut celle de ne pas supprimer nos enfants inaptes à la vie qui est celle choisie pour les villes d’entre les murs. Nous les envoyons, pour les moins abîmés, dans l’autre monde comme dirigeants. Ils sont rémunérés pour cela, comme membre des divers conseils que nous instaurons au gré des besoins. Pour les autres nous les confions au dévouement séculaire des compagnies religieuses.
- Mais, grand LART, puisque nous supprimons l’autre monde …
- Nous le réduisons en nombre et en superficie.
- Qui va s’occuper de nos enfants inaptes dans nos villes ?
Le grand LART ne cache plus son impatience de mettre fin à cette discussion qui revient régulièrement.
- Nous gardons un peu de l’autre monde parce que nous en avons besoin pour toutes ces tâches pénibles qu’ils sont capables de réaliser et que nous ne devons pas inclure dans nos villes. Et la loi nous fait obligation de pouvoir disposer de cette réserve génétique.


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Les quelques lieux de production nécessaires à la vie des habitants d’entre les murs ont été déplacés à l’extérieur. Les rescapés de l’autre monde sont désormais très peu nombreux et ils peuvent accéder régulièrement à leur nourriture. Il n’y a plus de risques réels. Peut-être un fou ou une mutation génétique toujours possible échappera un jour aux surveillances, mais personne n’y croit vraiment.
L’autre monde est devenu une réserve, une mémoire ou un exil. Une sorte de musée où quelques exemplaires suffisent pour imaginer ce que fut le passé.
La grande et longue boucle se referme. En quelques centaines d’années les hommes se sont rendus inutiles en accumulant leurs connaissances. Ils se sont remplacés eux-mêmes. Les hommes qui n’ont qu’eux comme prédateurs se sont finalement éliminés. Les accapareurs organisés depuis quelques siècles ont perdu leur vocation. Toute leur activité se résume principalement dans le choix de quelques ingénieurs, quelques chercheurs et quelques techniciens capables d’ordonner aux machines. Pas de conscience, pas de cris, pas de faux pas. Seulement quelques pannes, de temps à autre, brèves, prévisibles, connues, répertoriées. Des machines inlassables et de plus en plus performantes avec l’âge.
Pourtant il y six ans un cas de maladie inconnue a été signalé. Les précautions sont prises. Les médecins travaillent pour vaincre cet ennemi sournois, le virus mutant que les ordinateurs n’ont pas su imaginer. D’autres cas ont été signalés, de plus en plus fréquents. Même si les informations sur ce sujet sont très rares, quelques inquiétudes s’expriment. Les avis sur la durée des recherches sont variables.
Le corps de ceux qui sont atteints, devient comme une éponge. Les cellules qui meurent ne sont plus toutes remplacées. Une sorte d’anti-cancer. Il faut des mois, des années laissent entendre les dernières études pour que l’on se rende compte de ce phénomène. Le malade ne ressent rien parce que les cellules de son corps se défendent. Les soins quotidiens donnent aux cellules les éléments suffisants pour se protéger. Mais l’épuisement, semble t-il, rend tout à coup le système de protection inopérant, comme si le corps jetait l’éponge, acceptait sa défaite. Alors en quelques semaines le décès survient, par presque disparition du corps.


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Les arrières petits enfants de Robert et Dorléane ont été les premiers touchés par cette maladie. Des rumeurs disent que c’est le refus de Robert de suivre la voie de l’extinction de l’autre monde qui lui a valu d’être la première victime. Beaucoup pensent qu’il ne s’agit pas d’une mutation naturelle, mais d’une manipulation des milliers de chercheurs chargés de comprendre le mécanisme de vieillissement des cellules et de leur mort.
Les derniers chiffres, presque vingt ans après les premières alertes, indiquent prés de 15% de la population d’entre les murs. L’apport des plus vaillants de l’autre monde laisse planer un mince espoir de rémission de la maladie dans le camp des survivants.



Les règles de LART
La première règle
Les progrès de la science priment sur toute autre considération

La seconde règle
Les moyens de production sont possédés par les survivants

La troisième règle
La survie d’une espèce dépend de ses capacités de renouvellement

La quatrième règle
Se débarrasser des enfants d’entre les murs qui ne disposent pas de toutes les capacités requises

La cinquième règle.
Redonner à la terre l’espace nécessaire aux hommes en éliminant ceux de l’autre monde.




L'uniformisation des formations universitaires et des technologies à travers le monde permet de centraliser le pouvoir. On peut ainsi à la fois mieux le contrôler et mieux le faire évoluer car il y a moins de points de décision. Les stages et les acquis permettent de sélectionner ceux qui s'inscrivent et acceptent le système de soumission à l'ordre hiérarchique de l'ancien monde.

Il faut dans l'ancien monde laisser les organisateurs aller prendre l'argent là où les usages sociaux n'existent pas encore pour ensuite apporter l'argent dans les pays où les règles en place le protège.

Laissons vivre les pauvres sans le progrès technologique que permet la capitalisation dans les machines et le savoir. Il faut laisser faire la seule part animale pour l'organisation des gens dans l'ancien monde.
La délocalisation sous le prétexte que cela donne en même temps du travail aux autochtones permet aux organisateurs de prélever la différence de coût pour capitaliser, après quoi les appropriateurs les rachètent ce qui permet aux déjà en place de toujours contrôler ce qui se produit.
Le problème n'est pas dans l'inégalité, mais dans la répartition des rôles, des parts d'accès au gâteau. Il faut donner l'impression que cette part est garantie. Peu importe la pauvreté si elle donne l'impression d'assurer la survie.

Annexe
« Il n’y a pas de société, il n’existe que des individus » - Margaret Thatcher
L’homme peut accumuler bien au-delà de ses besoins, il n’y a donc pas de limites naturelles. Posséder, dominer, compter sont des besoins, des objectifs sans fin physique ou morale.
Les batailles boursières, les Opérations de rachats, sont comme les anciens tournois. L’accumulation patrimoniale est le nouveau trophée.
Le système financier récompense ceux qui licencient beaucoup d’ouvriers et offre des sécurités en or pour liquider une société.
Quand une société fusionne ou délocalise pour sauver l’entreprise elle ne fait que sacrifier les ouvriers et sauver les rémunérations des dirigeants par la manipulation boursière préventive de ceux qui savent avant les autres. La plus part des fusions fait baisser les cours.

Le progrès technique.
Tout progrès technique permet d’accroître la partie « capital immobilisé » dans le coût de production d’un objet. Ce progrès est permis par la recherche technique (les groupes très importants), le rachat des progrès inventés ailleurs que chez les « gros », la recherche fondamentale payée par les états (physique fondamentale – recherche spatiale – armée).
La masse financière détenue par les groupes transcontinentaux permet à ceux-ci de décider, (puisqu’ils sont seuls à disposer des masses d’argent nécessaires à la mise en place des moyens de production) des produits et des techniques qui seront proposés aux pays capables d’acheter leurs produits. Les réductions de coût de production se font donc au détriment du nombre de personnes nécessaires pour fabriquer les machines et pour les faire fonctionner.
Le progrès technique, non contrôlé par les peuples, amène donc à la réduction de la population mondiale ou à la séparation entre ceux qui disposent de tout et les autres qui disposent de leurs bras.

Le capital.
Depuis que les découvertes archéologiques mettent en scène les hommes, il faut constater que les richesses, à travers les siècles, s’accumulent peu à peu entre les mains de quelques-uns. Et ces capacités de décision aboutissent partout et depuis toujours à bâtir des palais, des églises, des transports, des arts élitaires, les fêtes privées ou populaires, etc.
Jamais les capacités de production de richesses n’ont été utilisées pour améliorer la vie quotidienne des masses. Il faut attendre le XXeme siècle pour que dans certaines parties du monde un progrès matériel apparaisse en contre partie d’une rationalisation de la production qui leur interdit de vivre de manière autonome.
Enrichissement par écrasement de l’autre – manipulation boursière – fusion d’entreprise – accumulation de plus values – évitement des impôts En 2002 les 250 sociétés privées les plus riches possèdent autant de capital que 50% des habitants du monde. Les ventes des cent sociétés transnationales les plus grosses représentent les exportations des 120 pays les plus pauvres. Un quart du commerce mondial est contrôlé par 200 sociétés. 20%de la population mondiale dispose de 80% des richesses.
De 1992 à 2002 le revenu par tête a diminué dans 81 pays
L’OMC (Organisation Mondiale du Commerce) recense environ 60 000 sociétés transcontinentales qui gèrent environ 1,5 millions de succursales. Et un tiers du commerce mondial se réalise à l’intérieur des mêmes sociétés transcontinentales. L’OMC veut rendre marchand tous les domaines actuels des états

Le rendement.
L’invention de la production de masse par la dispersion du temps de fabrication, par la spécialisation des savoir-faire, par la parcellisation des connaissances, permet de rendre l’individu économiquement dépendant. L’instinct animal du chasseur est étouffé par la nourriture distribuée. Le salaire minimum de survie permet de répartir les biens matériels entre tous et quelques-uns. L’argent sert de ticket de rationnement.
Les découvertes scientifiques (médicaments – énergie – matériaux – physiologie humaine – etc.) sont réservées aux seuls peuples solvables.

La force
Les états Unis sont chargés de régler les conflits d’intérêts financiers dans le monde grâce à leur force militaire plutôt que la démocratie planétaire. Nombre de responsables politiques viennent des entreprises du pétrole ou du commerce mondial. L’ordre impérialiste économique détruit la réalité de la souveraineté des états nationaux. EU contre toutes les réglementations internationales – cour pénale – protocole de Kyoto – droits économiques sociaux et culturels– contrôle dans les pays pour vérifier la possession d’armes biologiques – limitation des missiles intercontinentaux – lutte contre les paradis fiscaux (caraïbes –Bahamas – Bermudes – îles vierges – curaçao – Aruba – Jersey - Guernesey

La fracture mondiale riches / très pauvres
La mondialisation c’est en réalité le fractionnement du monde. Elle transfère le pouvoir économique en dehors du champ politique des élections – recouvrement de l’impôt – stimulation économique – réglementations du travail. La privatisation des rôles de l’état atteint la liberté de chacun. Des décisions prises en un point du monde influent sur d’autres parties du monde, invisiblement bien souvent et sans recours
Un produit mondialisé, quand il arrive sur l’étal du vendeur, a perdu tout souvenir des abus dont il est la conséquence tant sur le plan humain que sur celui de la nature.
Le libre échange, depuis longtemps, ne permet plus l’émergence de nouveaux producteurs.
La faim, l’épidémie, la soif la guerre tuent chaque année autant de terriens que la seconde guerre mondiale en six ans.
Les pays les plus pauvres cherchent à faire exploiter leurs richesses pour en retirer quelques miettes au profit des chefs.
Entre 1990 et 2001 les chômeurs de longue durée sont passés en Europe de 25 millions à 39 millions. Peu à peu ceux qui travaillent rejettent ceux qui n’en ont pas.
Les pays pauvres fabriquent pour presque rien des produits vendus par les sociétés transnationales, avec un fort taux de rentabilité, à ceux qui ont encore de l’argent dans les pays encore riches.
Quartiers de riches, entourés de murs, de barbelés, de grands espaces vides. Et ailleurs tous les autres qui se débrouillent.






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