Courte biographie


Aussi loin que remonte ma mémoire, je ne garde pas souvenance d’être né. Ni avant, ni après. Un moment plat, une heure vide, comme on passe une frontière.

Et lorsque mon regard se retourne dans ce long entre temps, je ne rencontre pas les heures où l’on m’appelait l’enfant. Disparues ? Mortes nées ? Oubliées ? Effacées ? Inutiles ?

Rien il ne me reste rien pour parler quand le silence arrive. Rien à dire. Tout à inventer ? Non, je n’en ai pas besoin. J’ai glissé dans une existence du demain, de l’après, du bien plus loin.

Aussi loin que je fouille l’avenir je ne me souviens pas de ma mort.
Aussi persévérante que soit mon attention ou perçante ma vue, je ne perçois jamais la fin de ce que j’entreprends. Ma vie se coule, éternelle, déjà datée pourtant, chronométrée et classifiée. Elle débute à la fin de ce qui n’était rien et se finit au tout début d’après. Un espace-temps sans repères, jalonné d’infinitudes.

Quand ai-je atteint les rives où s’agrippent les amarres ? Où se sont enroulés tous les mots qui écrivent une vie, son début et ses multiples fins jetées aux vents ? A la fin des jeunesses probablement, quand j’ai pu me survivre seul.
Je vois s’entrecroiser les naissances nouvelles et j’entends d’autres jours les lugubres abandons qui nous rendent à la terre ou au feu. Mais je suis spectateur, acteur surnuméraire, jouant ailleurs qu’ici, autre part que présent.
Je ne suis déjà plus n’ayant jamais été. Infini par absence d’origine. Partout puisque nulle part à la fois.

J’ai deviné toutes mes identités, l’une et les autres, elles ont couru autour de moi et j’ai regardé ce dessin magnifique marqué aux traits des multiples pinceaux qui posent des couleurs sur toutes transparences.

Mais sont tracés aussi, quelque part, d’autres tableaux où je suis le contraire, de l’autre côté de la toile, peut-être. Mes cartes identitaires ne m’ont pas renseigné. Je passe. Aucune gare encore n’a pris le nom d’étape. Je ne m’arête pas. Je défile. Je file. Je disparais.

Je suis déjà ce que j’étais quand j’aurais pris de l’âge. Je suis déjà le tout qui ne sera jamais. Il faudrait que je plonge dans le feu de la vie. Il faut disparaître pour dire ce que l’on fut ou n’avoir pas vécu pour dire ce que l’on est.
La vie ne se dit pas. Ses mots parlent d’une morte. La vie ne s’attend pas. Ses mots prédisent des histoires.

De tout ce qui fut ne reste que l’invisible, les autres, tous les autres et ceux là qui me parlent, qui m’offrent à déjeuner, qui m’apportent l’amour, qui me donnent le bonheur. Je ne sais pas vous le dire, le décrire, ce que c’est mais ils me l’ont donné et me le donnent encore. Et je le prends.

C’est ma vie, sans consistance, sans repos, sans arrêts. Sans avenir sans rien autour, ni avant, ni après.

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Au bord de l’eau, en haut d’une falaise, devant l’immensité de la mer filant vers l’océan. J’ai derrière moi, déjà plus de onze ans d’après ce qu’on m’a dit. Tout bruisse. Les voix d’autres qui jouent. Les voix des vagues à peine audibles. Les voix du vent que je sens sur tout mon corps. Je ne sais pas pourquoi je suis ici, debout face à ce bleu parcouru de nuages. Je suis un point dans quelque chose d’immense, d’infini. Je ne sais pas. Je ne suis rien. Je fixe des pitons. Je grimpe et je ne sais toujours pas pourquoi je grimpe.

Nous sortons et marchons sur les pavés de la route qui monte. Lui et moi. J’explique que j’ai su leur répondre, ne pas me laisser faire. La femme n’était plus jeune comparé à ces deux gamins en vacances. Elle maniait le verbe avec difficulté. Je pavane. Je suis le roi. Il m’écoute, me regarde parler. M’entend il ? Je ne sais pas. Mais moi j’entends ce que je dis. Je suis devenu extérieur et c’est un autre qui écoute et qui entend. J’étais le roi de quoi ? Quel exploit ? Je n’ai plus jamais su hiérarchiser le monde.

Il est là, assis devant moi. Il m’a mandé dans son bureau, en bas de chez nous. Pour être seuls. Il sait que je ne suis pas bien. Comment le sait-il ? Je suis adolescent tout simplement. Mais à l’age que j’ai il travaillait déjà pour ne pas avoir faim avant de s’endormir. Il ne sait rien de cette étape qui lui est inconnue. Mais il sent que j’ai mal et les larmes lui viennent. Impuissant. Il ne sait pas quoi faire. Il pleure parce que je suis son fils. Nous ne nous disons presque rien. Peut-être qu’il m’aime. Je suis déjà guéri. Je pars pour l’école. Je suis devenu grand et adulte. Mon père est devenu un ami.

C’est la ligne de son corps que je vois, cette ligne qui glisse lorsque je la regarde à nouveau, plus tard. Encore les lignes de ses seins, son ventre plat, son sexe chaud. Les traits presque infinis qui dessinent sa peau, la douceur de ses mains qui dessinent mon corps. Et son sexe qui m’accueille autant qu’elle le demande. Je garde cette même envie de la beauté parfaite, ce même désir de la chaleur des corps. Je perpétue ce plaisir de regarder passer l’autre moi qui me manque. Et toujours, comme autrefois, pour toujours.

Je crois ou j’espère que le monde obéit quelque fois aux volontés des hommes. Je vais parler, je vais dire, je vais comprendre, je vais découvrir et dire l’avenir. J’entends les cris des foules, j’entends la haine des silences, je vois les mains qui se referment, je heurte les murs qui se dressent. Depuis toujours quelque chose nous pousse inexorablement, conduits, menés avec l’illusion du vouloir. Mais je crois que je veux.

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Courte biographie toute entière maintenant dans la mémoire de ceux que j’aime, qui sont partout et m’entourent comme les lueurs des astres qui font la nuit et les jours.

Je ne me souviens bien que de ceux qui font battre mon cœur. S’ils le devinent ils prolongeront ce qui fut moi. Je ne vois pas leurs couleurs, je ressens le bonheur.

Le temps des mots et des livres pour dire à tous que je ne meurs pas sans eux.


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