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Nouvelle 24
12 pages

Depuis le milieu de l’hiver la pluie tombe du ciel presque tous les jours. La terre des champs se glisse jusque sur les sentiers. Les arbres et les fossés n’épongent plus les eaux qui s’aversent en excès. Autour de chaque église et de chaque chapelle, les prêtres organisent les prières, les confessions publiques et les processions dans les chemins qui vont et viennent au village. Mais pourtant, les rivières bien trop pleines, débordent et s’étalent sur de grandes étendues du pays.
Les offrandes du village s’entassent au pied des calvaires qui marquent chaque entrée du hameau. Dans la fraîcheur des murs épais de l’église, sous le couvert des confessions, les accusations incognito, se multiplient. Le prêtre va devoir choisir celle qui lui semblera cristalliser le mieux l’espoir que mettent ses ouailles de pouvoir com-battre ou comprendre le malheur qui s’abat aussi durablement sur eux. Mais toutes ces précautions pour conjurer le sort et pour s’attirer les bontés des Saints du paradis, n’apaisent pas les cieux qui restent encombrés de nuages.
Le jour de la fête de l’annonciation est brûlée en bûcher une sorcière soupçonnée de complicité avec le dia-ble. On l’a vue qui dansait nue dans la neige de l’hiver et partout où elle dansait la neige fondait et les fleurs pous-saient comme au printemps. Quelques habitantes s’en souviennent ou répètent ce qu’elles ont entendu dire quand elles étaient gamines. C’est elle qui a détraqué les saisons du ciel. Tous les malheurs viennent du diable ou de ceux qui en sont possédés.
Le père de Jehan lui a déjà raconté une histoire semblable arrivée autrefois, lors d’une grande peste presque quarante ans plus tôt. Cette fois là c’était à cause d’une sorcière qui mettait au monde des enfants morts qu’elle transformait en pantins de bois qu’elle allait ensuite exhiber sur toutes les foires de la région. Il se souvient qu’il voulait parler à ceux qui avaient ces choses là. Il se souvient que son père ne connaissait aucun témoin visuel. Et pourtant il était sur de ce qu’on racontait. L’épidémie s’était arrêtée presque aussitôt après qu’elle fût brûlée.
Mais en ce jour d’actions de grâces, les flammes du bûcher, destiné à la sorcière, s’éteignent deux fois de suite sous l’effet de la pluie qui s’est mise à redoubler au moment où la purification commençait.
- Satan est là. Le démon est venu s’installer sur terre.
- La mort est sur nous. Il faut nous repentir.
- A mort la sorcière !
- A mort Satan !
Des cris de peur et de vengeance qui percent le brouhaha ambiant. Des bras se lèvent, des femmes s’agenouillent. Aujourd’hui le diable l’emporte sur le paradis.
Le rite du bûcher ne pouvant pas se dérouler, l’église met en branle de longues cérémonies qui regroupent la masse de ceux des villages, puisque personne ne peut aller travailler. Quelques défilés exhibant les reliques, sont eux aussi perturbés par les averses. Enfin un interminable procès se tient sous la halle pendant deux jours, specta-cle ponctué des cris, des rires et des apostrophes de la foule qui parle, bouge et mange sans retenue. Il y est inévi-tablement décidé que la sorcière qui héberge Satan aura la tête séparée de son corps le jour de Pâques. Le diable pourra s’en échapper et regagner les enfers. L’église vient de retrouver le moyen d’agir.
Mais lorsque le soleil revient prendre sa place, la veille de l’exécution, les semailles sont toujours gorgées de trop d’eau. Tous ceux qui habitent dans les chaumières savent déjà qu’il est trop tard et que rien ne peut plus être sauvé. Plus rien ne poussera, tout est à refaire comme on pourra. Il n’y a plus que les édiles qui s'accrochent en-core au sort de la sorcière. L’exécution n’intéresse plus personne et la place de l’église est presque vide quand à l’aube la sentence fait rouler la tête du diable. Désormais les villageois se sentent sans recours, abandonnés, et l’image du radeau ballotté ou de l’arche de Noé est reprise dans les sermons et les conversations.
Dieu, que les villageois croisent tous les jours et qui s’impose à eux dans les appels des cloches du carillon, dans les calvaires érigés à la croisée des champs, dans les crucifix et jusqu’aux repas, Dieu qui les protége n’est plus là. Le seigneur du château s’est éclipsé lui aussi. La cohésion du village qu’ils assuraient avant la pluie, s’étiole. Chacun sait que l’avenir va être difficile et perturbé. Les veillées retrouvent leurs fréquences et leur durée d’autrefois. Chacun vient y raconter ses angoisses, ses désirs, ses solutions et des récits enfouis remontent du fond des ages.
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Les mois d’été s’engagent sous un soleil avare de ses lumières et la terre colle encore aux sabots, aux chausses et aux pattes des animaux. Toute la nature est en retard et plus personne ne s’y retrouve dans cette dé-route des saisons. Les lieux habituels du passage des bêtes sauvages sont chamboulés et les pièges restent trop souvent vides. Les chemins ont été tous creusés ou comblés de terre accrochée aux cailloux arrachés et beaucoup d’arbres sont tombés quand les bourrasques accompagnaient les pluies. Les endroits de la pèche sont eux aussi bouleversés par les crues persistantes et les poissons ne peuvent pas remplacer le gibier. Les hommes du château ne sortent presque pas et chacun, en se demandant comment ils vont se nourrir pense qu’ils viendront chez eux prendre ce qu’il leur faut.
Les récoltes se commencent en retard et elles sont maigres, perturbées quelque fois par les premières pluies brèves de la fin d’été. Les foins sèchent mal, toujours mouillés par quelques ondées brèves mais mal ve-nues, et quand les céréales sont rentrées malgré tout, elles sont encore un peu humides.
Dans le grenier de Jehan, il y a de la place cette année. Il vient d’aménager tout un espace, séparé par de longs rondins reliés entre eux. Il peut ainsi transférer le blé d’une loge à l’autre pour le faire sécher peu à peu. Mais il est épuisé par cet effort incessant.
Il n’a engrangé que la moitié de ce qu’il avait récolté l’an passé et les seigneurs doivent venir se servir et lui prendre leur part. Toujours la même. Que leur importe les conditions de la récolte. C’est le peuple qui est appelé à souffrir seul quand la terre et le ciel ne sont plus de la partie. Le château prévaut depuis toujours sur la chaumière et y a les archets et les potences pour faire taire les cris de faim. Les prêtres se taisent . Personne ne garde le sou-venir qu’une seule fois, le clergé ait proposé de partager avec le peuple, peut-être parce qu’ils mangent souvent au château. Au contraire, eux aussi continuent de prélever pour l’évêché et pour les pauvres. Mais quels pauvres puis-que eux le sont déjà !
Les caves, elles aussi sont mal remplies, dégarnies en vin, en huile et en viande salée et séchée. Il faudra tuer quelques bêtes supplémentaires, plus tard. Pour l’instant sur les terres, les pièges restent en place malgré le risque de la mort quand les gardes chasse du seigneur découvrent leurs propriétaires. Le Gevaudan, le serf de la ferme des « prés blancs », a été fléché dimanche dernier, en plein midi, en pleine messe. Pendant les temps de famine on chasse à toute heure.

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Entre les quatre murs épais, construits de pierres posées les unes sur les autres et entre calées entre elles, le pain se fait rare depuis quelques semaines. La table ne se garnit plus aussi bien et les repas sont plus brefs et plus tristes qu’autrefois. Les récoltes trop maigres de cet été sont déjà presque avalées à la Noël.
Pourtant après les moissons, le seigneur du Comté ne s’est que peu servi par rapport à l’habitude. Mais c’est dur de savoir que le château ripaille encore les jours de fêtes. Il n’y a que leurs chasses qui ont changé un peu. Les chevaux qui accompagnent le seigneur d’Oberpont ont évité les grands champs pendant tout l’été. Jehan a même dû faire fuir plusieurs fois cerfs et sangliers venus se repaître dans les blés et l’avoine épargnés par les chasseurs et les pluies.
Jehan tient bon. Son père lui a souvent parlé des semaines difficiles d’avant l’été, quand les rats sont trop nombreux, quand les récoltes sont petites ou quand les seigneurs prélèvent trop les années de mariages de leurs descendances ou quand l’église organise ses jubilés et qu’elle a besoin d’argent. Il sait que la diète et la famine sont dans la nature des choses pour des gens comme eux. Jehan pense que c’est un drôle de Dieu qui organise un monde tellement dur et injuste. Un drôle de père et il lui préfère le sien.. Il sait qu’il doit résister aux tentations. Il a appris à répartir la nourriture pour tenir jusqu’aux premiers fruits et aux premiers passages des oiseaux migrateurs.
Mais c’est sa Marie qui se fatigue. Malgré les faibles repas, le travail à la maison reste le même et les en-fants réclament toujours autant à manger qu’avant. Ils sont énervés beaucoup plus souvent, se chamaillent dans la journée et se réveillent souvent la nuit parce qu’ils ont faim.
Jehan ne dort plus dans la chambre depuis plus de deux semaines. Il veille dans le grenier où s’entasse les restes du grain. Il veille aux rats, aux souris et aux mulots qui reviennent sans cesse dès qu’il s’endort. Il en tue tous les jours mais la mort ne fait pas peur aux animaux. Il a bouché tous les trous qu’il rencontre dans le plancher et les murs ou la toiture. Mais il doit recommencer tous les jours tant les bêtes s’acharnent.
C’est durant cette fin d’hiver que Jehan doit parfois faire le coup de force contre d’autres paysans qui tentent de se servir dans ses réserves. Dans le hameau, quatre enfants sont morts après l’épiphanie et trois femmes sont décédées en accouchant, trop chétives pour pouvoir donner la vie. L’élimination des faibles a commencée. Cela faisait de longues années que ces malheurs avaient disparu. Tous pensent que le ciel est vraiment détraqué pour que des choses pareilles réapparaissent. Une sorte de peur non affichée s’installe que personne n’ose encore s’avouer ouvertement.
Les prêtres et les moines ont multiplié les prières, les messes solennelles, les bénédictions et les distribu-tions d’aumônes. Mais ils ne disent pas pourquoi Dieu les punit ainsi. Nul ne le sait. Autant dire tout haut que la vie n’a pas de sens ou que Dieu est fou. Pourquoi les abandonne t-il ? Beaucoup d’hommes ont déjà quitté les offices du dimanche. Ils n’ont pas la patience des femmes et se croient capables de se débrouiller tout seuls, sans les dieux dorés des églises et les évêques gonflés de nourritures. Quand tout va bien ils vont aux offices de temps en temps, c’est un moment de repos l’occasion de boire avant le repas du midi. Mais quand ça tourne mal, à quoi bon ces mascarades !
A travers le village, les femmes entre elles et les hommes entre eux se réunissent pour s’aider, pour partager un peu de leurs ressources. Les heurts sont nombreux mais aucun affrontement important n’a encore eu lieu. Beaucoup choisissent de se restreindre un peu afin de semer convenablement plus tard. Il y a encore un mois d’hiver à finir avant de planter si le temps le permet et puis il faudra attendre le début de l’été pour récolter enfin.

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Claude gît dans le chemin des boissières qui mène à son lopin de terre. C’est la fille des « Trempeur » qui est venue l’annoncer au village. Elle partait à la ferme des « bois morts » pour faire les fromages de la semaine quand elle a vu le Claude dans le chemin. Il s’est traîné jusque là depuis sa ferme.
- Il n’est pas mort sur le coup.
- Y avait y des traces comme quoi il s’était traîné ?
- Des traces bien visibles qui partaient dans la direction de la « forgerie ».
Il est mort la tête presque décollée, comme assommé. Plusieurs dans le village ont en mémoire la méthode du Paul qui endormait les bêtes avec son poing avant de les saigner. Ça allait vite avec lui et les bêtes ne souf-fraient pas. Ils se demandent si quelqu’un n’est pas de nouveau capable d’en faire autant.
Le Claude vivait seul dans la maison des forges au bord de la rivière, là où elle saute au dessus des rochers de « l’effondrée ». Sa femme est morte à ses premières couches et il ne s’est jamais remarié. Il disait qu’il ne vou-lait pas tuer une deuxième femme.
Trois hommes du village sont montés pour le ramener et l’enterrer. Dans la ferme des « bois morts », il ne reste plus rien des réserves de nourritures. Tout a été pillé, mais seulement les comestibles. La maison n’a pas été saccagée, elle pourra être habitée par les mariés de l’été prochain.
- Probablement qu’il connaissait celui qui a fait le coup.
- Ils étaient peut-être plusieurs parce que le Claude pouvait encore se défendre à son âge et il n’a rien fait on dirait.
- La faim commence à faire sortir les loups.
Depuis la découverte de Gisèle le village a peur. Cette fois la mort arrive, à cause de la disette bien sûr, mais aussi parce que les hommes commencent à se regarder en ennemis. Ce n’est plus la mort qu’on reçoit cette fois, c’est aussi celle qu’on donne. Il semble que certains ont déjà décidé de ne plus partager, mais de prendre. La pro-chaine récolte est encore lointaine et les réserves du Claude, volées et emportées ne pourront pas nourrir long-temps le ou les tueurs. Ils devront recommencer dans peu de temps.
- Ça ne fait que commencer.
- Ne parlez pas de malheur.
A l’église le prêtre demande aux villageois de se réfugier dans la prière et de se méfier du diable en ne res-tant pas seuls pendant leurs déplacements ou durant la nuit. Les femmes vont faire les prières mais les hommes préfèrent organiser quelques patrouilles lorsque la nuit tombent, en attendant que tous soient rentrés chez eux.

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Le futur printemps cette fois s’annonce bien. Sur les chemins les groupes de villageois réapparaissent. Comme chaque année ils s’organisent autour de l’ancien pour définir l’ordre des labourages et puis celui des em-blavures.
La terre labourée pendant des jours est prête à recevoir le grain. C’est au tour de Jehan d’aller puiser dans ses réserves et avec tous ses enfants, sa femme et ses parents il confie les semences à la glaise. Cette année les journées de semailles sont courtes et peu nombreuses, la famille suffit dans presque tous les cas et l’ancien a permis qu’on sème par ferme. Les prières du village qui accompagnent presque toutes les grandes périodes agri-coles, renforcent son espoir de ne pas voir pourrir ses dernières graines. Il n’a conservé qu’à peine de quoi nourrir sa famille d’un peu de pain dans la soupe quotidienne. Les dernières parties de viande ont été avalées à la mi ca-rême.
Dans tout le village les paysans, les serfs et les journaliers s’activent. Tous travaillent la terre derrière les bœufs. Tous sont amaigris et un peu lents. Seul Jacques, le fils de Paul, dit « l’assommoir », le plus fort du village, continue de puiser dans ses réserves et il est le seul à ne rien semer.

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C’est au moment des fêtes de Pâques que le deuxième crime a lieu.
- Va donc voir après l’Octave. Il avait dit qu’il viendrait. Si ça s’trouve y ronfle.
Germain, le fils de Camille, dit « la dorure », part aussitôt vers la maison du « champ fleuri ». Un nom qui date de l’époque lointaine où la châtelaine avait réservé tout un champ pour y cultiver toutes sortes de fleurs, rédui-sant d’autant les ressources des grands parents d’Octave.
- T’es t’y là Octave ? On t’attends. On a déjà fait branler la procession.
Germain n’entend aucune réponse. Il n’y a personne. Le chien n’est même pas venu japper.
- Y’a le père qui m’a dit de venir te chercher.
Il fait le tour de la ferme, va vers la grange à bois, puis vers la porte du cellier. Il hésite un peu. Il a souvent entendu dire que l’Octave y fait souvent avec les filles et même les femmes du village. Mais personne n’est là non plus. Il ressort regarder alentour dans les champs.
- Et le gamin où il est ?
- Chez l’Octave. Y devrait être déjà là.
- Je veux pas qu’il rentre à l’église sans sa mère.
Mais personne n’est dans les champs. Germain rentre alors dans la grande salle qu’il trouve vide, comme la chambre. Il se décide à repartir et puis il revient pour aller voir là haut, dans le grenier à grain, au dessus de la grange aux foins.
Il court aussi vite qu’il peut pour rejoindre la procession.
- Et bien mon Germain où vas tu comme ça ?
- Je veux voir le père.
- Va devant, il est avec le curé à porter le saint.
Il hésite. Il ne sait pas comment faire. On ne doit jamais arrêter une procession parce que ça porte malheur au village.
Il fait des signes. Il attend que son père le regarde et aussitôt lui fait le geste habituel pour signifier un égor-gement de mouton ou de goret. Le père cherche dans la foule qui peut venir le remplacer au portage du saint, fais un signe et cède sa place à Dino « le grand ».
- Qu’est-ce qu’y a t’y ?
- On a tué l’Octave. Il avait la tête comme enfoncée.
Ils se laissent dépasser par la procession et Camille s’en va vers le « champ fleuri » avec trois autres hom-mes du village.
- Toi, tu restes là. Ta mère te veux pour rentrer à l’église. Il lui faut un homme avec elle. Va.
- Je vais vous montrer où c’est qu’il est.
- T’en fais pas pour nous on peut monter au grenier tout seul.
Le début de la marche est silencieux. Chacun pense qu’on en est au deuxième crime et que tout le monde s’attendait à ça.
- Y paraît qu’il a le crâne enfoncé comme le Claude.
- Ça te fais penser à quoi ?
Personne ne répond. Ils marchent assez vite.
- Ça me fait penser qu’il y en a un au village qui continue de manger comme avant.
- Et on l’a pas vu semer.
- On peut se demander d’où il trouve tout c’te nourriture !
- On peut même pas dire qu’il se contente de peu.
Il fait un peu chaud et la pente du tertre des gros rochers, les oblige à ralentir leur allure.
- Même ses chiens sont restés gras.
- S’il les laissait courir ils ne seraient pas essoufflés comme on l’est en ce moment.
- On peut se demander si …
- Si quoi ?
- Rien. On est arrivés.
- Passe le premier Camille. C’est ton môme qui a trouvé l’affaire.
Ils grimpent par l’échelle qui est encore appuyée au mur. L’Octave est allongé sur les planches du grenier, presque contre le mur, comme s’il y avait roulé à la suite d’un grand coup de pied.
- Il n’y a plus rien. Tout a été emporté.
- Y devait pas en rester beaucoup, mais quand même …
- Un sac plein c’est lourd. Y en a pas beaucoup pour pouvoir le porter tout seul.
Les quatre hommes s’organisent pour pouvoir descendre le corps le long de l’échelle et l’étendre sur le grand lit.
- Toi Gerbaut, va chercher la Claudine qu’elle fasse la toilette du mort. Elle sait comment on y fait.
Ceux qui restent commencent à se promener et regarder partout. Camille retourne au grenier.
- Ce qui m’étonne c’est que l’Octave se soit tout fait prendre pendant qu’il était au grenier.
- Peut-être que l’autre guettait et qu’il est monté une fois que l’Octave était en haut. Il l’a surpris et puis « boum ».
- Ou alors il est venu pour y acheter quelques boisseaux de grain. Y s’est pas méfié et pis y a fait le coup du Claude.
Ils restent silencieux quelques minutes. Ils sont assis autour de la table et boivent le vin déjà tiré.
- Y a pas une trace de cheval ou de chariot à cent brasses à la ronde. J’ai fait le tour. Les sacs ont été portés à dos d’homme. Y a pas beaucoup de traces de pas non plus. A croire que ce sont les oiseaux qui ont vidé le gre-nier.

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Aujourd’hui c’est une autre procession qui suit le corps de l’Octave. Presque tout le village est derrière le curé et ceux qui ne peuvent plus se déplacer, sont assis sur le bord du chemin pour voir passer le mort.. Tous se sen-tent unis par la peur. Tous ont regardé le Jacques qui vient d’être surnommé, par l’effet d’une condamnation vir-tuelle, « l’assommoir », surnom que portait autrefois son père. Le long défilé n’est pas silencieux, mais personne ne lui parle.
C’est le château qui a récupéré les terres du Claude comme il va probablement reprendre celles de l’Octave pour les donner ou les louer. Il n’y a pas de légataire en vue. Ce sont des hommes seuls qui sont morts. Il ne reste-ra rien d’eux qui puisse les faire vivre encore un peu dans la mémoire des vivants. La mort met fin à tout et seuls les riches peuvent hériter parce qu’eux seuls ont la force et les moyens nécessaires pour s’approprier les terres.-
Les gardes du seigneur ne sont pas intervenu après l’assassinat de Claude ni après celui de l’Octave. La suppression physique d’un être humain reste un droit du plus fort qui ne nécessite pas de justice particulière. La mort change les données dans l’ordre des plus forts mais elle ne modifie pas le fonctionnement du groupe dans son ensemble. Tous ses membres sont interchangeables à l’intérieur des quelques castes à peu près définies. Les armes sont encore très souvent les seules raisons qui s’appliquent pour le gouvernement des hommes.
- Comment vas tu faire pour manger au printemps ?
C’est Jehan qui a pris la parole.
- Pourquoi n’as tu rien semé comme nous ? Tu comptes sur les autres ?
Le cercle se forme un peu plus. Jacques et Jehan sont presque entourés. Par tous ceux qui viennent de jeter de la terre sur la tombe de l’Octave.
- As tu une idée de ceux qui ont vidé les greniers de la « forgerie » et des « champs fleuris ». On se de-mande qui peut bien être capable d’assommer comme ça.
Jacques n’a pas bougé. Il regarde autour de lui le cercle complètement fermé, sur plusieurs rangs mainte-nant.
- Il va falloir qu’on organise nos rondes pour que ça ne recommence pas.
- Il faut aussi qu’on les continue pour savoir qui a fait les deux coups d’avant. Dans quelques semaines les réserves volées seront épuisées et il faudra que notre homme tue à nouveau s’il veut manger.
- Il faut qu’on soit tous là.
Pendant tout ce temps Jacques regarde autour de lui et puis il s’avance vers le cercle qui le laisse passer en s’écartant peu à peu.
- Il n’y a qu’un grenier déjà vide dans le village. Et on sait lequel …
- Il faudrait que le cachot le jette en geôle.
Un silence se fait aussitôt. Ce n’est pas un nom qui prête à beaucoup de discours. La police du château jette entre les quatre murs ceux qu’elle choisit quand elle ne les tue pas directement. Ceux de la colline n’ont jamais aimés ceux d’en bas quand ils essaient de lever la tête à leur passage.
C’est Jehan qui reprend la parole.
- Le château reprend la terre des morts parce que tout appartient au seigneur, nos vies comme nos terres. Les soldats ne pendront que si nous le leur donnons.
Le cercle hésite. Il se déforme, se reforme, se rapproche un peu. Marie reprend ses deux enfants contre elle, ses bras les entourent comme pour les protéger.
- Qui va travailler sur les nouvelles terres du château ?
- Je n’en sais rien. Mais il va falloir de nouveau les racheter avec notre sueur et pour quand même payer les taxes.
- Pour être assassiné peut-être.
- Ou bien ce sera donné en fief à quelqu’un qui ne sait pas semer un champ.
- Quelqu’un qui ne sait rien faire mais aura choisi le camp de la force, le camp de ceux qui peuvent compter les uns sur les autres pour nous piller.
Cette fois plus personne ne peut douter que le Jacques est accusé par le village.
- Et toi le curé qu’est-ce que t’en dis ? Ton Dieu il est y avec nous ou pour que les riches y restent riches ? On t’entend jamais la dessus.
Les cloches sonnent à toutes volées, c’est l’heure de l’angélus, le moment de se recueillir sur place, dans les champs, pour remercier Dieu de ses bienfaits.
- Si tes cloches ne nous faisaient pas arrêter de travailler y a personne qui y ferait attention. Ton Dieu il est perché si haut que y a que ceux du château qui peuvent lui causer. Il doit même pas savoir qu’on existe.

Alors Jacques les semailles venues n’a presque plus rien à manger. Il va voler le blé, assassiner Jean et ré-gner en maître sur le territoire. D’autres comme lui prient. La dynastie s’installe. La force a crée le pouvoir puis celui ci va créer la richesse.
Au temps moderne Jacques va toucher des indemnités et vendre ses terres ou alors devenir caïd de quar-tier.
Toute comparaison avec la création des fortunes contemporaines serait tout à fait fortuite.
Mars 1998

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