home Une journée au grand magasin
Nouvelle 28
24 pages



 Avertissement de l’auteur. Toute ressemblance avec une situation contemporaine, quelle qu’elle soit, serait tout à fait fortuite, pour ne pas dire de mauvaise foi. J’ajoute qu’aucune tentative d’amalgame ne peut, par avance, être retenue. Il en est de même pour les extrapolations rétro actives qui ne tiendraient pas compte du contexte temporellement fictif dans lequel se situe le déroulement de cette nouvelle. Serait également inacceptable l’accusation de plagiat social et donc de manque d’imagination. Bref, absolument rien de ce qui suit n’est vrai, ni même réaliste. Qu’on se le dise !
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Ne vexez par l’auteur ! Comme lui, pensez que rien n’est vrai, que tout dans cette histoire n’est que pure fantaisie. Laissez lui ses illusions ! Nous savons tous que c’est au moment de notre réveil que nos rêves prennent toute leur douceur … ou deviennent définitivement des cauchemars.

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Il était une fois, il y a beaucoup plus tard, dans des temps qui ne ressemblent à rien de ce qui est connu, une fille et un garçon qui vivent.

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Prélude

Julien et Sandra, après leur déjeuner, se promènent comme tous les jours. Ils sont encore loin de la cinquantaine, ils ont le temps. Ils ne doivent que quelques heures par semaine d’activités obligatoires. Ici où ils vivent, ils n’ont à s’occuper ni des enfants, ni des repas, ni des taches matérielles liées à leur groupe d’habitat. C’est un des rôles de quelques uns de ceux d’ailleurs, là bas où ce n’est pas pareil que dans leur quartier bleu. C’est aussi l’activité de tous les robots et toutes les techniques, invisibles, mais pourtant présents partout.
Leur ville, plutôt moyenne, comme toutes les villes de cette taille dans le monde, présente un quadrillage de séparations des espaces, aussi discrètes qu’omniprésentes. Personne pourtant ne peut s’y égarer, malgré l’absence de barrières. Les voies de circulation de chaque secteur urbain, disposent de chaussées dont la couleur de l’enrobé est spécifique.
- Autrefois, quand j’étais petite, je jouais avec mes copines sur les bandes bleues qui venaient juste d’être peintes. Nous y dessinions des marelles. Il n’y avait pas beaucoup de monde qui circulait.
Ce sont des affrontements d’un autre temps, d’une autre époque et que leurs parents centenaires ont encore en mémoire, qui conduisirent à la mise en oeuvre des solutions extrêmes actuelles. Les conflits explosaient constamment entre les divers groupes d’habitants et les problèmes de cohabitation, dans ces temps reculés, n’étaient plus solubles. Les premières délimitations des quartiers, maintenant habituelles, datent de cette époque ancienne.
- Je me souviens avoir vu un de ces conflits violents. Mes parents s’étaient retrouvés mêlés aux jets de pierres et aux barricades. Les dernières qui furent érigées m’ont-ils dit. Ils m’avaient plaquée contre un mur d’un immense bâtiment. Je regardais tout cela sans bien comprendre ce qui se passait là devant moi. Et puis il y a eu la charge des policiers avec des lances à eaux et les chiens.
- Tu as eu peur ?
- J’ai eu peur des chiens, oui. J’ai eu vraiment peur.
- Et tu as crié ?
- Je ne me souviens plus. C’était la première fois que je voyais des gens se battre pour de vrai. J’ai ressenti une immense brisure en moi, parce que je ne parvenais pas à comprendre. J’avais à peine six ans. Je croyais que notre vie était tranquille et je découvrais la guerre à quelques rues de là. Je ne connaissais pas le mot mais j’en ressentais l’existence.
Après des années d’hésitations et de confrontations, souvent brutales, les habitants de ce pays se sont alors résolus aux distinctions topographiques actuelles, comme un ultime recours devant le constat de séparation sociale qui s’accentuait toujours. « Le gouffre des couleurs » était un titre en une d’un journal.
- Je me souviens que mes parents m’ont dit que le monde était en train de se transformer et que les machines prenaient le pouvoir partout. J’avais été impressionné par leurs mots sans bien savoir pourquoi.
- Tu croyais que les machines remplaçaient les hommes ?
- C’est à peu près cela. Je voyais mes poupées qui donnaient des ordres. J’imaginais les voitures qui décidaient de la route. Je voyais des multitudes de robots qui envahissaient tout.
- Et depuis tu as encore peur ?
- Maintenant que je sais que cela est vrai, je n’ai plus peur. Mais j’ai aussi compris que le pouvoir des machines réside dans la volonté que nous avons perdu de pouvoir nous passer d’elles.
Les évolutions scientifiques en un tiers de siècle, furent telles à cette époque, que les compétences requises pour utiliser les technologies apparues au milieu du vingt et unième siècle, répartirent peu à peu les populations, non seulement dans le monde, mais aussi dans chaque état et aussi dans chaque ville. Les aptitudes nécessitées par les nouveaux métiers séparèrent tout naturellement ceux et celles qui possédaient ou non en eux les moyens d’intégrer ces contraintes à leur vie de citoyen. Les clivages devenaient visibles à travers la pauvreté grandissante de certains groupes sociaux qui se trouvaient repoussés hors du centre des villes parce qu’écartés, de fait, de la vie économique. En moins de quarante ans, des millions de personnes sont peu à peu devenues inadaptées aux nouvelles normes sociales et sont apparues comme inutiles et superflues pour une partie de la société qui elle, s’organisait sur le modèle de celle de l’actuel quartier bleu. Actuellement deux mondes cohabitent, deux univers sans osmoses, tous deux capables de vivre l’un sans l’autre.
Cette histoire se déroule quelques années après l’arrivée réussie sur la planète Mars de la première dizaine de terriens envoyés là bas pour tester un eldorado techniciste et extra terrestre.
- J’aurais aimé faire partie du premier voyage. La première. J’ai toujours envie d’être la première. La première en tout, pour un resto, pour un film, pour une expo, pour une expérience scientifique. La première pour tout.
- Et moi suis-je le premier quelque part dans ton cœur ?
- A ta place je m’inquiéterais plutôt de savoir si je serais le dernier.

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Première époque

Les longues vitres luisantes qui se multiplient tout autour du grand cube, reflètent le ciel presque bleu ainsi que ses quelques nuages blancs. Les rideaux de fer qui protègent le magasin, se relèvent sous l’œil rond et impavide des caméras totalement invisibles, dont les faisceaux se croisent inlassablement.
- Bonjour Sandy.
- Bonjour Harry
- Tu devras faire les relevés à 10h 30 ! Robby n’est pas là aujourd’hui. J’ai eu un vimel . Il a une vraie sale tête ! Pas étonnant qu’il reste chez lui.
Les multiples portes s’ouvrent toutes en même temps et des dizaines de personnes s’engouffrent avec leurs caddies automatisés dans le grand espace encore vide.
- Heureusement qu’il y a les courses pour se rencontrer de temps en temps.
- C’est bien la seule chose qu’ils ne me feront pas lâcher.
- Et la voiture ?
- Ça y est. Réparée le jour même. Ils ont un bon système de diagnostic. Leurs menbots sont impeccables.
- Mais on ne voit personne dans ces centres spécialisés. Même pas les caissières, dont mon père me parlait avec un œil brillant.
- Mon père aussi les regrette.
Sur la gauche, près des quelques rubans gris qui subsistent encore et qui roulent interminablement sur eux-mêmes, quelques hôtesses sont déjà prêtes à offrir leur aide. Inlassablement elles verront le clignotement du lecteur de puces qui va bientôt scintiller pour les quelques clients qui continuent de venir des quartiers d’ailleurs. Bientôt ce poste de travail n’existera plus !
En haut, tout autour de l’espace clos, la surveillance électronique, minuscule, de la couleur des travées qui soutiennent la toiture, balaie imperturbablement toutes les allées et venues des clients. Comme dans les entrées des casinos, des stades de base-ball, des banques, des aéroports ou des zones sensibles, les visages des spectateurs sont digitalisés et comparés avec les visages d'escrocs, criminels, terroristes et autres énergumènes, répertoriés par la police et stockés dans un puit électronique . La sécurité avant tout. Ce puit s’alimente également de tous les visages des habitants des quartiers d’ailleurs, dès qu’ils atteignent l’age de sortir de leurs zones. La loi s’applique depuis plus de quinze ans déjà.
- J’ai fait un stage de trois mois à la fin de ma trinité.
- Ici ?
- Oui. J’avais quinze ans. J’ai pu aller dans presque tous les postes. Je trouvais cela formidable. J’étais occupé tout le temps. Tout était nouveau.
- Moi c’était dans l’hôpital de jour, vers les ferrières, et ça ne m’a pas plu du tout. Je ne supporte pas la douleur des autres.
- Comment tu as pu venir travailler dans le quartier bleu si tu n’as pas accepté le stage ?
- J’étais aussi musicien et copain d’une fille d’ici. Un jour on m’a dit que j’avais le droit de refaire un stage dans le « balladium ». Et me voilà !
- Et la fille ?
- Une fois embauché je ne l’ai plus revue. Je crois savoir qu’elle n’était pas très orthodoxe dans son comportement. Elle a du être reversée dans les quartiers d‘ailleurs.
L’hyper « balladium » est le premier magasin en Europe, il y a plus de vingt cinq ans de cela, qui a pu obtenir la possibilité de garder, dans un puit électronique qui lui est propre, l’image de ses clients, filmés par ses multiples caméras. Les ordinateurs peuvent depuis lors les reconnaître dès leur entrée dans le hall et leur proposer des promotions ou des informations sur les produits dont ils sont habituellement consommateurs, grâce aux petits diffuseurs incrustés dans la barre d’appui des chariots d’emplettes.
- Je me souviens que je voulais toujours aller faire les courses avec mes parents parce que j’espérais trouver des annonces sur les nouveautés dans les jouets que je préférais à cette époque là.
- Moi ce sont surtout les caissières que j’aimais voir. Il n’y avait pas de filles aussi belles dans mon quartier.
Pour toutes les femmes et les hommes, le franchissement des portes est un peu initiatique, tant ils ont toutes et tous leurs habitudes. Ils se rencontrent et se croisent de semaine en semaine, bien souvent le même jour. Ils suivent presque magiquement des chemins invisiblement tracés dans un labyrinthe aux sorties multiples. Chacun regarde et s’attarde vaguement sur les autres semblables qui tournent comme eux. Ils sont tous familiers du décor, des rayonnages, des produits et des promotions. Tous ont un itinéraire de prédilection dans ce hall déguisé en parcours promenade, dans cette agora antique reconfigurée après trois mille ans d’histoires.
- C’est le passage aux caisses qui m’intéressait le plus. Tous ceux qui viennent là font la même chose, mais je trouvais fascinant de regarder la diversité des visages, la multiplicité des comportements et en fait la docilité de tous ces gens.
- Et bien moi, rien que de penser que je suis comme les autres ça me révolte !
- Tu es quand même resté !
- Oui bien sûr. Je ne tenais pas à revenir là bas. J’ai choisi le magasinage, les réparations, les courses, tous les boulots hors public.
On entre dans le « balladium » sans trop y réfléchir, comme pour un rituel, une grand-messe ou un ciné. On y vient, une liste à la main, comme on tient un bréviaire ou autrefois une boussole, suprêmement guidé par des désirs itératifs. Et puis on se laisse aller à fureter, découvrir et même acheter. C’est un moment de détente, de famille quelque fois, de laisser faire, d’oubli ou de conditionnement. Tous nos achats seront livrés dans quelques heures, à moins qu’on choisisse de tout emporter immédiatement. Le commerce électronique n’a pu supplanter qu’en partie ce besoin de la foule, toujours vivace sous une forme ou une autre depuis des millénaires. Ce caractère apparu pendant l’évolution des espèces n’a pas été oublié depuis. Profond besoin des rassemblements, des regroupements, des troupes et des réunions multiples.
Ceux que leur patrimoine génétique adapte parfaitement, prennent plaisir à pointer leur petit lecteur portatif vers les produits désirés et à les enregistrer grâce au code spécifique qui s’ajoute à leur liste. Ils pratiquent les courses mains libres. Plus tard, le temps de prendre une boisson ou de dîner, suffira pour que le caddie ou le coffre de la voiture se remplisse, en même temps que le compte se débite. Il n’y a que les produits en promotion sur catalogue qui seront livrés dans la semaine puisque leur mise en fabrication ne commence que lorsque les commandes sont suffisantes en nombre.
Sandra et Julien, qui sont nés bien après le « balladium », sont des adeptes de toutes les promotions et des livraisons à domicile. Ils ont juste à déambuler et faire leurs choix. C’est tellement agréable de se laisser aller !

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Ce matin le président Directeur Général de l’hyper centre répond volontiers aux questions du journaliste du centre.
« Nous ne sommes pas vraiment initiateurs. Nous essayons seulement de moraliser des échanges qui existent sur les voies électroniques, depuis les premières années de notre millénaire. Ce n’est donc pas une nouveauté. Mais j’admets qu’il s’agit d’une forte évolution ! »
Cet hyper « balladium » comme cela s’affiche en lettres immenses tout en haut des grands murs, apparaît encore un peu d’avant garde en ce début de seconde moitié de siècle. Il est le premier magasin en Europe où l’on va pouvoir acheter librement des enfants, filles ou garçons.
- Tu as vu cette annonce ?
- Laquelle ?
- Celle qui propose l’achat d’enfants.
- Moi je suis pour. Je veux bien être la première…
- Tu ne veux pas porter toi-même ton enfant ?
Le directeur local de ce groupe mesure combien il est difficile d’être novateur en matière de commerce. Pas simple de coller aux changements de la société ! Il n’ignore pas qu’il faut, à chaque fois, accepter un vrai pari financier, malgré les enquêtes d’opinion. Il faut toujours un peu d’audace afin de pouvoir devancer, même légèrement, les désirs ou les besoins nouveaux des consommateurs. Cela nécessite enfin un vrai savoir faire pour mettre en place un marketing capable de véhiculer les raisons et les mots qui permettront une tacite évolution de la réalité à travers la nouvelle verbalisation commune.
« Nous souhaitons que l’acte important qu’est la possession, ou même la création, d’un enfant, ne soit plus laissé à la seule initiative individuelle. Nous voulons que toutes les activités soient marchandes afin qu’elles puissent être encadrées et sécurisées par une loi. Il n’est pas normal que des associations bénévoles et donc irresponsables, puissent aller partout dans le monde chercher des orphelins sous le prétexte de générosité humanitaire. »
Julien et Sandra continuent de lire les déclarations qui emplissent les quelques affiches placardées dans les couloirs de déambulation.
- Tu crois qu’ils vont en vendre beaucoup ?
- C’est peut-être qu’ils savent déjà fabriquer des enfants dans leurs éprouvettes et qu’ils testent le marché.
- Nous pourrions les faire à notre goût …
- Ou à celui du moment c'est-à-dire en fonction du procédé industriel le plus rentable.
- Je ne suis pas prêt à m’y faire.
- C’est peut-être pour cela qu’ils s’y prennent longtemps à l’avance. Il faut rompre une très longue tradition, la plus longue qui soit.
« Nous affirmons que la satisfaction des consommateurs doit être assurée par des sociétés commerciales responsabilisées. Aucun commerce amateur ne peut être toléré. C’est là un élément fondamental qui régit le plus élémentaire des principes de précaution. Les sociétés commerciales doivent assurer les recherches et le transfert social des sciences et des technologies pour les populariser le plus vite possible. Mais en même temps que nous devons assurer l’adoption sécurisée nous devons nous préparer au commerce des enfants dès que la science pourra les fabriquer scientifiquement. »
- J’aimerais bien être la première. Ça me plairait de défricher les voies d’un nouveau droit à la maternité qui ne serait plus la suite d’un phénomène physiologique humain.

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Depuis toujours, lorsque des innovations techniques importantes apparaissent, les relations sociales se modifient brutalement et des conflits, des controverses et des procès s’ouvrent, aussi bien devant l’opinion, que devant les tribunaux. Il n’a fallu que quelques semaines pour que les débats s’instaurent autour de la vente d’enfants.
Comme pour le rôle du milieu dans la théorie de l’évolution, pensée par Darwin, le milieu des milliers d’avocats spécialisés, contribue à la sélection des multiples propositions d’évolution du droit qui surgissent dans tous les domaines où les innovations technologiques modifient de fait les habitudes. Quant aux associations, qui cherchent à conserver une continuité éthique dans les lois promulguées, temporiser, freiner et retarder le plus possible, restent souvent leurs seuls résultats devant le poids des divers lobbies. Après quoi, quelques années plus tard, une loi est votée pour avaliser les changements constatés dans les comportements sociaux et la vie continue son nouveau cours. La vie comme les fleuves, trace ses nouveaux méandres
- Je me suis renseigné à propos des enfants à vendre dans le « balladium » …
- Tu veux aller en prison pour délit commercial ?
- Je crois qu’il n’y a pas beaucoup de risque ! Les nouvelles lois vont bientôt être votées et les quelques acheteurs seront probablement amnistiés.
- Et alors ?
- Il n’y a pratiquement pas d’enfants à vendre et cela ressemble surtout à un système d’adoption qui change les circuits habituels.
- Pourquoi toute cette pub alors ?
- Sans doute parce que les enfants proposés, presque tous sur photos, ne sont pas encore nés.
L’idée commerciale de réaliser les « achat-adoption » d’enfants n’est pas vraiment nouvelle. Depuis un demi siècle des transactions ont lieu presque facilement avec l’Asie et quelques pays de l’Est, menées par quelques groupes « indépendants » originaires de Russie. Mais le fait de commercer officiellement avec des enfants issus uniquement de la communauté européenne passe beaucoup moins bien que prévu.
« Notre magasin, veut résolument refuser la méthode du milieu de ce siècle, encore prônée par de multiples sites accessibles sur le filet , grâce à laquelle des centaines d’enfants sont vendus, à des parents adopteurs, au plus offrant d’entre eux, sans réel contrôle sanitaire et sans que puissent s’établir préalablement des contacts « filiaux » prolongés que permettent nos magasins. »
Les effets publicitaires de ce marché, qui ne peuvent être financièrement qu’anecdotiques, ne compensent pas du tout les difficultés de toutes sortes rencontrées par sa mise en place. La clientèle n’est pas vraiment plus importante pour les achats quotidiens et les pertes budgétaires sont presque absolues.
- Tu as a déjà vu des clients dans le stand ?
- Non. C’est seulement un coup de pub !
- J’en suis presque certaine aussi.
- Ce n’est pas comme les pizzas, on ne peut acheter un enfant plusieurs fois par semaine. Le conseil politique prépare quelque chose d’autre.
« Nous ne voulons pas que des personnes s’endettent à travers l’achat d’un enfant, parce qu’ils ont envie d’être parents. Nous cherchons à être certains que les enfants ne seront pas ensuite revendus pour cause d’insolvabilité des parents. Souvenons nous de Cosette. C’était encore possible il y a moins de deux siècles. Nous avons donc établi une assurance éducation obligatoire, liée à l’acte d’achat. »
- C’est peut être là un des objectifs de nos dirigeants, améliorer encore l’éducation sociale des parents.
Au plan légal, les quelques décisions des différentes cours juridiques européennes et internationales, interpellées par de multiples associations ou lobbies, ne sont pas parvenues à dire le droit concret, celui de tous les jours, et le flou persiste fréquemment pour la rédaction des contrats et la délimitation des obligations de chacun. L’hyper magasin « Balladium » ne sait toujours pas clairement ce qu’il doit faire. Les faits évoqués et discutés, dans les multiples forums institutionnels ou associatifs, ne sont pas suffisamment nombreux pour qu’une majorité fixe se dégage. Les journaux et les télés ne peuvent montrer que quelques exemples, au milieu des débats sans fin, sur les droits actuels et proposés.
- J’ai déjà vu et entendu des parents qui sont passés par le « balladium » pour avoir des enfants.
- Et alors ?
- Ils sont contents d’être parents et de pouvoir s’occuper d’un enfant.
- Ils ne font pas de différence avec avant ?
- Non. Ils voulaient un enfant, ils en ont un, ils sont contents.
La plupart des habitants, qui n’ont aucune inclination particulière à penser, attendent seulement de connaître ce qu’ils peuvent faire pour savoir quoi dire. A l’époque où se déroule cette histoire, il n’y a plus que les quelques révolutionnaires des quartiers verts pour croire que les idées entraînent les peuples et eux seuls continuent de manifester avec tracts et vewing électronique . Ce sont les derniers désormais à ne pas admettre que les peuples évoluent au seul fil des contraintes matérielles de toutes sortes qu’ils rencontrent. Les derniers dinosaures d’une évolution implacable !
Conséquence banale et logique des possibilités de mondialisation du début de ce millénaire, cette ultime controverse est en réalité déjà dépassée par ce qui existe et ce qui est accepté globalement et quotidiennement dans les divers quartiers. Le pouvoir financier planétaire contribue instinctivement à réduire les droits individuels des personnes à des choix d’achats de produits qui leurs sont proposés par ce même pouvoir. Ils encouragent la facilité et le laisser faire auquel tout à chacun aspire.
Seules quelques associations portent encore les problématiques devant des tribunaux de plus en plus désorientés, parce que de moins en moins capables de faire procéder à l’application de leurs propres décisions. Tentative poignante et désespérée de quelques-uns, pour que les êtres humains ne deviennent pas commercialisables aussi jeunes, pour que le commerce des gens soit réservé à leur seul travail, pour que la vente des organes de leur corps soit mieux réglementée.
- Nous existons beaucoup par ce que nous possédons.
- Alors pourquoi pas acheter des enfants si je te comprends bien !
- Ils vont grandir, ils vont partir et puis nous allons mourir. Nous faisons tous semblant de ne pas être des objets …
- Mais nous y ressemblons beaucoup …
- Et le libre arbitre que Descartes, il y a bien longtemps, avait voulu protéger de son cartésianisme, ne pèse pas lourd.
- Il est submergé par le déterminisme qu’il devinait. L’avoir écrase l’être.

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Après quelques décennies d’une longue implantation, sans renier les idées de la démocratie et des droits individuels, la méthode capitalistique est maintenant ancrée et vécue dans sa version totalement mondialiste. Aujourd’hui, même les pays autrefois profondément démocratiques, n’ont plus qu’un embryon d’état. Non pas que les services ou les actions sociales de ce dernier soient moins importants, au contraire, mais leur pouvoir sur l’économie s’est tout à fait étiolé et les états ne maîtrisent plus que l’humanitaire de réparation et de survie selon les termes utilisés par quelques associations caritatives anciennes, disparues depuis peu.
- Demain matin je travaille au centre et après midi je vais me choisir un manteau long pour cet hiver. Tu pourras m’accompagner ?
- Non. Je vais au centre l’après midi.
- Depuis quand as-tu changé tes horaires ?
- Je n’ai rien modifié mais je dois remplacer Berny qui part en Inde et en Chine.
On a même vu, lors de la mise à jour de la dernière constitution européenne, l’année dernière, et cela dans l’indifférence totale, que le préambule a perdu ses références aux droits de l’homme. Les élections politiques, très espacées, sont ressenties depuis longtemps comme inutiles, tant les groupes industriels et commerciaux sont amplement « hors nation » et hors pouvoir populaire. Les citoyens ont bien intégré que plus aucune règle établie ne peut atteindre réellement ou durablement ces groupes internationaux. Pire encore, peu à peu les lois elles-mêmes, en tant que référence juridique, disparaissent de beaucoup de pays. Les dirigeants élus d’autrefois, pour se donner l’illusion à travers une nouvelle loi, d’un reste de pouvoir politique, ont cédé ici ou là un morceau supplémentaire de souveraineté économique. Seules les élections locales pour les dirigeants des villes et des zones de couleurs réunissent encore une forte minorité de votants, un après midi de semaine.
- Il n’y a personne d’autre pour les remplacements ?
- Tu sais bien que nous sommes déjà trop nombreux pour le travail qui reste à faire. Ce n’est pas le moment de se distinguer si on veut éviter de se retrouver avec un boulot chez les autres des quartiers d’ailleurs.
- A ce rythme là nous ne serons bientôt plus que quelques centaines dans le quartier bleu !
En moins de vingt lustres, la multiplication des progrès techniques de fabrication et de commercialisation, permis par la maîtrise des puces électroniques, rend presque inutile les fabricants, les ouvriers et les commerciaux. Seuls sont encore nécessaires les ingénieurs de maintenance et les concepteurs de matériels, de systèmes et de réseaux.
Les machines sont bien assez nombreuses pour assurer le confort, la sécurité, la survie ou les distractions des élites possédantes, celles qui ont su concentrer les usines au début du siècle et qui maintenant se contentent de faire fabriquer par leurs ingénieurs, qui sont de plus en plus souvent leurs propres enfants clonés, les quelques exemplaires de matériels, nécessaires à leur civilisation terriblement réduite en nombre et repliée sur elle-même.
- Ils nous tolèrent tant que nous ne disons rien. Ils attendent que nous mourrions. Nous ne serons même pas remplacés.
- Ils nous gavent de tout ce dont nous avons besoin et repus comme les tigres du cirque, nous acceptons nos cages.
- Nous sommes les enfants du grand magasin, du super « balladium ».
Et là-bas, les écoles des quartiers d’ailleurs n’apprennent plus les sciences ni les techniques aux enfants. Seuls quelques tests sont passés vers l’age de cinq ans pour déceler ceux qui peuvent être intégrés et adoptés par les quartiers bleus.
- Tous les autres ont pour seule perspective de disparaître, probablement le plus vite possible.
- Toi tu le dis mais eux ne le savent pas.

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Les filiations génétiquement préparées dans les laboratoires sécurisés de la zone bleue, sont strictement réservées aux divers collèges du quartier bleu. Ces techniques, bien en place depuis des dizaines d’années, évitent aux femmes de ce groupe, les risques de l’accouchement, les malformations et les inconvénients d’une grossesse démesurément longue pour une femme libre, active et qui se veut sexuellement disponible pour tous ses partenaires, à tous moments de sa vie. C’est ce qu’historiquement les femmes ont appelé pendant longtemps une conquête dans leur parcours vers l’égalité des sexes.
- Il parait que certains enfants de notre quartier ne sont pas des enfants adoptés.
- C’est qu’ils ont sans doute été portés par leurs mères. Il parait que certaines filles veulent encore vivre la maternité.
- Non, je ne te parle pas de ces quelques filles là. Je te parle d’enfants qui sont fabriqués hors utérus, comme les plantes hors sol.
- Tu crois que les chercheurs ont réussi ?
- J’ai déjà entendu cela plusieurs fois. C’est ce qui expliquerait que le « balladium » soit autorisé à vendre les enfants adoptés. Ce serait comme une préparation à la grande nouvelle.
- Le grand avènement !
Toutes ces techniques permettent de réduire considérablement les naissances et ont ramené la population mondiale sous la barre des six milliards d’individus. C’est encore beaucoup trop pour le niveau de technologie atteint et l’âge de survie des élites du quartier bleu. Quant aux autres, tous ceux des autres quartiers, inutiles et exclus du fonctionnement de la vie sociale, ils posent encore le problème de leur reproduction.
- J’ai entendu dire que le collège des dirigeants des entreprises mondiales espère mettre fin au droit de procréer librement …
- Et ils souhaitent pouvoir tout contrôler par l’intermédiaire de la vente ?
- Je crois que c’est cette idée là qu’ils ont en tête. Ils espèrent monétiser les naissances pour enfin pouvoir imposer des règles de régulation.
- La méthode habituelle en quelque sorte !
Dans les quartiers d’ailleurs, les restes d’un code moral religieux et l’attachement au mérite individuel, incrustés dans les esprits depuis des siècles, renforcent le besoin inconscient d’une descendance physiologique. Ce sont ces éléments forts qui obligent ceux des quartiers bleus, à maintenir des activités, à défaut de travail réellement utile, pour tous ces habitants dont la baisse démographique globale demeure lente. C’est cette dépopulation peu maîtrisée qui contraint les autorités à la distribution de quelques substances chimiques, au travers des réseaux d’eau potable, afin de s’assurer une acceptation relativement calme des deux univers sociaux qui se côtoient mais s’ignorent de plus en plus depuis les séparations en quartiers.
- C’est une suite logique à la stérilisation généralisée qui a été lancée du temps de nos parents.
- Ce n’est pas vraiment efficace. Leur population ne s’est pas beaucoup réduite.
- Mais leurs naissances sont beaucoup plus rares, l’effet essentiel est pour maintenant.
Quoique le processus soit plus long que prévu, il ne sera malgré tout, probablement pas nécessaire d’éliminer ceux d’ailleurs autrement que par leur seule dénatalité progressive.


Deuxième époque


Dans le vaste hall de l’hyper marché, une cérémonie promotionnelle se termine. Des vêtements, de la nourriture « spéciale espace », des films et des documents ont été distribués pendant toute la journée. L’instant des discours et du cocktail est arrivé.
- Ce nouveau prochain départ vers Mars, notre planète sœur, de dix de nos enfants les plus téméraires et les plus représentatifs de notre capacité technologique, me permet de dire que nous allons toucher à l’un de nos buts les plus chers.
L’orateur prend un petit temps pour que le public soit bien à l’écoute.
- Nous créons aujourd’hui le premier chaînon d’une nouvelle race d’humains, des hommes et des femmes que je nomme stellaires parce que techniquement détachés des contraintes biologiques héritées de nos espèces passées. Nous poursuivons, très loin de notre planète, l’installation de notre première colonie, celle de nos premiers fils, issus de nous et à qui nous confions la mission d’abandonner la terre. Quant à nous, qui restons en témoignage de toute notre histoire, nous mourrons ici. Nous serons tous incinérés ici, fiers d’avoir su engendrer et préparer ces pionniers débarrassés des scories dont nous n’osons pas nous purifier ici-bas.
Julien et Sandra sont restés après leurs achats. Les sciences les intéressent, les découvertes et les progrès technologiques font parties de leur passe-temps. L’aventure du peuplement spatial les captive. Tous les deux, comme tous les résidents de la zone bleue, travaillent dans les domaines de la recherche et des applications techniques.
- Nous leurs souhaitons tous un plein succès et une installation réussie dans les premiers bâtiments de vie, les premières pierres, si l’on peut dire, de leur nouvelle terre d’adoption, de leur nouveau pays, de leur nouvelle civilisation stellaire. Encore bonne chance à nos héros. Long mais bon voyage à eux tous.
Les applaudissements attendus crépitent et l’orateur invite tous les participants à un petit lunch préparé dans la partie nord du hall.
- Il y a des rumeurs qui disent qu’il n’est pas prévu qu’ils reviennent …
- Eux aussi ? Ils les sacrifient eux aussi ?
- Pas cette fois. Ils ne reviendront pas parce qu’ils s’installeront définitivement sur mars.
- Ce qui explique qu’il y ait sept femmes pour trois hommes.
- C’est peut-être, pour le cas où se serait un échec.
- De quelle déconvenue parles-tu ? Ce partage n’a rien à voir avec les aléas du voyage !
Sandra lève son verre en direction de Julien qui fait de même vers elle.
- Je parle de l’échec de la production de leurs descendants dans la machine incubatrice qu’ils vont embarquer avec eux.
- Si je devine bien, ils espèrent pouvoir fabriquer des bébés génétiquement mieux adaptés qu’eux à la vie humaine sur Mars et les femmes ne sont là qu’au cas où ils devraient en revenir à la très agréable méthode actuelle. Mais d’où sais tu tout cela ?
Sandra boit une gorgée et croque un petit toast.
- C’est Schebby qui sait cela d’un ami du laboratoire confidentiel. Il y a déjà quelques bambins qui sont nés dans une incubatrice, semblable à la leur, et qui ont été déclarés comme enfants nés normalement.
- Combien ? Tu le sais ?
- Elle m’a parlé de trois.
Sandra et Julien se regardent, ils croquent silencieusement les toasts et boivent une gorgée de vin.
- T’as t-elle dit que des enfants sortis de l’incubatrice étaient en vente dans le « balladium » comme s’il s’agissait d’enfants adoptés ?
- Elle ne me l’a pas dit. Elle ne le sait pas.
- Mais tu penses comme moi qu’ils ne les ont pas jetés à la poubelle.

Julien et Sandra se tapent dans les mains pour annoncer leurs paris.
- Moi je parie pour les premières offres d’enfants industriels dans moins de cinq années.
- Et moi dès l’année prochaine puisque les derniers jugements administratifs sont pour le mois prochain. Juste le temps de lancer la machine à produire.

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Dans cette partie nouvellement aménagée du magasin, on trouve des enfants des deux sexes et de tous les ages jusque six mois. On peut aussi, selon les arrivages, avoir le choix de quelques couleurs pour les yeux et les cheveux.
« Mais entendons nous bien. Les choix s’établissent d'après le prix, lui-même fonction de l’origine du laboratoire et du nombre de mois d’existence depuis la naissance du produit. Il ne s’agit en aucun cas de privilégier un sexe ou une couleur de peau. Nous sommes une entreprise commerciale, apportant un service à la population. Nous n’avons et nous ne devons avoir aucune autre pensée en tête. »
Dans les présentoirs, qui ressemblent encore trop aux vitrines de certaines boutiques canines voisines, on ne laisse pas les productions plus de quinze jours, ce qui représente l’équivalent, en coût de stockage et de maintient en vie, des bénéfices escomptés. Après cette date ils partent à l’incinération puisqu’ils ne sont pas du goût de la clientèle.
« Nous ne voulons pas faire de cette offre commerciale une source de bénéfice. Nous voulons seulement être partie prenante d’un nouveau pas dans la vie et la survie de l’humanité ».
C’est pourtant cette manière d’assurer l’élimination des invendus, qui choque le plus les quelques centaines de personnes qui ont commencé leurs manifestations quelques jours après que la presse ait produit un reportage sur cette pratique, dans une de ses chroniques diffusée sur les chaînes commerciales locales.
- Nous voulons que la dignité humaine soit respectée. Une vie ne peut être jetée à la poubelle sous le seul prétexte qu’on ne sait pas quoi en faire et qu’elle encombre les étagères d’un magasin. Une vie c’est bien plus que son côté utilitaire.
Depuis quelques mois avant ces défilés, tous les supports médiatiques rappellent les exemples des Grecs, des romains et de maintes autres peuplades, encore primitives, qui ont de tous temps exposés, c’est à dire abandonnés, leurs nouveau-nés non désirés. Une liste circule qui répertorie le nom de tous les pays qui, après échographie, acceptent les avortements en fonction du sexe de l’enfant et souvent, sans le dire, de la couleur de ses yeux. Des tarifs et des adresses sont fournies pour que les lecteurs et téléspectateurs puissent juger du sérieux des informations.
- Tu connaissais ces pratiques ?
- J’ai lu plusieurs récits qui en parlent dans de vieux livres que des bouquinistes vendent dans les quartiers d’ailleurs.
- Tu vas là-bas quelques fois ?
- Oui. Ils m’intriguent et j’essaie de comprendre un peu pourquoi ils sont si différents de nous.
- Tu n’as quand même pas manifesté avec ces gens ?
- Si. J’étais avec eux il y a deux semaines, quand le centre a été fermé pour la visite de sécurité.
- Mais tu pourrais te retrouver dans les quartiers d’ailleurs avec une attitude pareille !
- Je le sais bien mais je ressentais en moi qu’ils avaient raison de protester. Alors je les ai accompagnés.
A la suite de tous les reportages et à propos des manifestations, le gouvernement de la zone bleue a pu rappeler la loi sacrée de la tradition et celle, tout aussi sacrée, de la nature, pour affirmer ensuite le caractère éminemment juste de l’offre et de la demande et de la loi du marché c’est à dire la loi fondatrice du plus fort et du plus offrant.
Cette longue préparation médiatique concernant la tradition ancestrale du droit de vie et de mort sur les bébés a démarré dès le départ réussi du vaisseau spatial vers mars. Puis il y eut, un peu partout, le rappel de toutes les lois qui donnent droit à l’avortement pour faiblesse économique, pour malformation, pour choix du sexe, pour incompatibilité psychologique. Cette perspective historique d’évolution et de progrès continus quant au droit attaché à la vie des futurs enfants, fut bien appréciée et les sondages effectués depuis, sont majoritairement favorables à la disparition des bébés non adoptés et donc invendus.
Les manifestations n’ont pourtant pas pris fin avec la seule assurance que la mort de ces « déchets » serait obligatoirement constatée avant la crémation.
- Nous continuons nos manifestations parce que nous voulons autre chose que l’anesthésie. Les décrets qui ont été pris par les dirigeants du conseil ne règlent pas la grave question de la destruction des enfants non vendus. Nous voulons qu’un décret interdise la mort volontairement décidée des enfants. Nous n’acceptons l’incinération que pour les seuls enfants morts.
Julien et Sandra retrouvent leur automobile. Ce soir ils vont rester à deux. Une soirée physique, comme l’écrivent les magazines people qui proposent chaque semaine un article sur ce sujet.
- Il parait que cela s’est produit de nombreuses fois.
- Quoi ?
- L’incinération des enfants en surplus avant qu’ils soient vraiment endormis !
- Nous aurions mieux fait de nous occuper nous même de ces incinérations plutôt que de les confier à des entreprises des quartiers d’ailleurs. Ce sont des brutes ces gens là.
- C’est aussi parce que personne ne voulait voir cette usine dans les quartiers bleus qu’elle s’est retrouvée là-bas.
Le grand magasin et sa direction, après quelques mois de discussions , finit par accepter d’offrir gracieusement ces enfants déclassés, aux « nursery du cœur », survivance d’une association très ancienne qui se charge de recycler les produits obsolètes, et les surplus de toutes sortes, au profit, comme le disent leurs prospectus, de gens pauvres ou solitaires qui vivent dans les autres quartiers.
Cette politique a du être acceptée au plus haut niveau administratif qui, en échange de ce don des enfants invendus, s’est assuré que les grands magasins distribueront, sans le faire savoir à leurs clientèles, deux sortes de boissons. Celle des quartiers bleus, qui restent semblables dans leur composition, et celles destinées aux quartiers d’ailleurs qui doivent contenir des produits abortifs, afin de compenser l’effet nataliste de cette mesure sentimentale et irraisonnée du don gracieux, provisoirement arrachée par les associations.
« Nous nous insérons tout à fait dans le circuit productif et commercial d’un marché libre et ouvert. La concurrence doit être le seul moteur de notre ambition. Servir comme nous le faisons depuis toujours, mais aussi servir mieux. »
D’ailleurs pour bien marquer sa neutralité, pour montrer qu’il considère ce négoce des enfants comme le commerce de n’importe quel autre produit de son magasin, pour bien signifier qu’il ne participe pas d’une idéologie politique, l’hyper « balladium » propose une garantie d’un an pour chaque enfant de première main et de moins de trois mois. Il s’engage par ailleurs, à les reprendre en cas de maladie grave ou incurable, pour les détruire lui-même, ou les donner gracieusement, selon les accords et les procédures légales en vigueur .
Bien sûr le risque technique d’un retour en magasin est faible, mais le geste commercial est apprécié de tous. En effet l’hyper magasin, avant la mise en rayons, s’assure qu’une vérification du génome est systématiquement réalisée, notamment lorsque le passé des parents, peut apporter quelques doutes, ce qui est le cas pour les nouveaux types d’enfants obtenus avec des patrimoines génétiques de procréateurs asiatiques, andins ou africains pas encore très bien maîtrisés. Dans ces configurations assez rares, et bien précisées sur les étiquettes descriptives des produits, les laboratoires biogéniques agréés offrent leurs multiples services afin de certifier la traçabilité de l’achat .

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Depuis cette première tentative d’autres magasins ont ouvert des rayons qui offrent des services semblables, souvent en sous-traitance, car le risque financier demeure important. Les autorisations du gouvernement des quartiers bleus ont été données pour la mise sur le marché, mais partout, les procès intentés par dizaines, s’enlisent dans les procédures européennes ou mondiales. Les expertises, les contre expertises, les erreurs de procédures, les appels et contre appels font merveilles entre les mains des avocats salariés des groupes financiers et quelquefois, des juges plus soucieux des enveloppes reçues que des actions en cours, laissent durer le temps des instructions judiciaires.
- Dans quelques années on n’en parlera plus. C’est trop pratique pour les femmes, elles vont accepter qu’on leur fabrique des enfants tout prêts à pouponner.
- Tu crois qu’un jour on offrira à sa femme un enfant pour son anniversaire ?
Sandra et Julien sont allés regarder dans un autre magasin qui vient de s’ouvrir dans l’administration bleue la plus proche de la leur. Ils sont allés s’y promener parce qu’il qu’ils doivent songer à avoir un enfant. C’est presque obligatoire pour ceux qui occupent des postes de responsabilités.
Une fois que sera définitivement épuisé le parcours des arcanes juridictionnels , le commerce des enfants deviendra une loi applicable au même titre que l’antique droit concernant le travail, quand c’était encore l’activité d’une majorité des adultes du pays, il y a quelques dizaines d’années de cela.
Un marketing plus « serré », plus complet, plus adapté aux nouveaux besoins, se décante à la suite des réunions hebdomadaires d’adaptation. Une des premières conséquences est l’adoption des produits dérivés qui apparaissent en dehors de l’enceinte du magasin. En même temps que les enfants, on met en vente des berceaux, des layettes et des vêtements pour six mois et un an, age à partir duquel les garanties s’éteignent. Pour certains parents un peu pressés quelques succursales ajoutent à leurs offres la décoration de la chambre en fonction du sexe de l’enfant.
- Autant acheter le kit complet …
- Entre deux courses ou en sortant du boulot.
- Quand je pense à la psychologie des gens que les romans véhiculaient au siècle dernier, je crois que nos parents seraient effrayés de nos agissements …
- Comme les leurs l’ont été quand ils se sont mis à fréquenter les boites de nuits et à utiliser la pilule.
- Toutes les vérités se transforment.
Toutes les psychologies de l’inconscient et du vécu intra utérin ainsi que toute la technique de la traçabilité des lignées parentales, essentiellement féminines, sont expliquées dans de petits livres offerts aux curieux, aux visiteurs et aux acheteurs potentiels. Les textes insistent sur la sécurisation que permettent les sciences humaines, afin d’éviter les traumatismes psychologiques profonds qui peuvent subvenir à cause d’erreurs involontaires mais profondément ressenties, assure t-on, par le bébé. Les pages de publicités insistent beaucoup sur ce point afin de sensibiliser les parents à ne plus faire n’importe quoi comme au millénaire précédent .
- Heureusement que le grand zorro balladium peut désormais nous sauver de l’inconséquence de nos mères …
- Qui nous ont élevés sans savoirs …
- Et qui sont, malgré ces multiples handicaps, parvenues à nous éduquer tels que nous sommes.
Julien et Sandra se regardent et rient tous les deux de bons cœurs en se serrant dans les bras l’un de l’autre.
Des milliers de psychologues, éducateurs, pédiatres, étiologues, psychiatres ou hédologues , indiquent aux clients, aux curieux et futurs parents, les attitudes qu’ils doivent tenir, vis-à-vis de l’enfant, selon son age. Chacun des professionnels se doit aussi d’ajouter les conseils d’achat qui facilitent, les bons comportements, conformément aux contrats de travail qui les lient au groupe financier qui gère la surface de vente. Des salles de dialogue, « de compréhension » comme les intitulent les grands commerces, sont à disposition des clients. Ce sont les affichettes « bonne consommation » des rayons spécialisés qui les amènent à cette démarche avant tout achat définitif et même s’il ne s’agit que d’un essai.
« Nous, grands magasins de libre service, nous voulons participer à la promotion de l’enfant dans les limites que nous impose la loi de natalité. Il n’est pas dans nos intentions de pousser à des adoptions ou à des achats irresponsables d’enfants. Dans cet esprit, nous avons accepté un protocole de mise sur le marché qui permet de contenir les offres de vente au niveau du quota prévu par les autorités administratives. »
Des émissions de vulgarisation, produites par des fondations à vocation scientifique, diffusent des documentaires à propos des accouchements tels qu’ils se déroulaient avec leur cortège de décès, césarienne, prise de poids, douleurs et autres.
- Tu crois que tout ce qu’ils disent est vrai ?
- C’est aussi de la pub. Des femmes mouraient ou ressentaient des douleurs probablement mais tout cela est déjà fini depuis longtemps.
- Ton ancienne copine n’a pas eu un accouchement de tout repos il y a deux ans. Comme quoi ça ne se passe pas toujours aussi facilement.
- C’est pourtant ce que les pubs des cliniques affirmaient hier encore !
- Autrefois les cliniques insistaient sur les bons côtés de l’accouchement parce qu’il était du domaine de l’obligatoire. Aujourd’hui le grand magasin insiste sur les aspects pénibles et risqués de l’accouchement parce qu’il n’est plus nécessaire d’en passer par là.
- La loi du marché utilise le côté à moitié vide …
- Ou à moitié plein selon les besoins.
Un humoriste, s’il en existait encore, en regardant ces « public-information », trouverait sans doute dans cette dramaturgie affichée et dénoncée tout au long des discours commerciaux, qu’il a fallu bien de la chance à l’humanité pour que les générations s’enchaînent au long des siècles précédents nonobstant tous les traquenards psychologiques et les multiples dangers inhérents à l’ancien mode de reproduction.
Une vraie grand-mère, surnommée « Mamy Denise », raconte ses souvenirs aux futures mères potentielles, dans des émissions télévisées.
« J’ai toujours rêvé de pouvoir acheter les enfants. Tu ne peux pas imaginer comme cela me pesait, c’est le cas de le dire, quand le test décelait une nouvelle grossesse. Vous les jeunes vous avez de la chance, aujourd’hui vous n’êtes plus obligées de les fabriquer vous-même. Quel temps perdu ! Tu n’imagines pas ce que c’était autrefois! ».
Elle raconte les souffrances, les biberons, les couches, les douleurs de l’allaitement, les maladies infantiles, les affres des dernières heures avant la délivrance. Elle raconte tout, épopée vivante d’une époque qui disparaît.
« Tout cela sans compter l’attachement physique et sentimental que créaient les trois trimestres que durait une grossesse ! La crainte aussi pour notre santé, sans surveillance réelle. Nous n’avions que des échographies pour nous rassurer. Et souvent l’accouchement provoquait un grand nombre de troubles chez les enfants mis au monde d’une manière aussi bestiale. Il fallait que cela cesse et vous, les filles, vous avez désormais la chance de pouvoir vivre autrement ».
Elle raconte toutes les femmes qui ne retrouvaient jamais leur corps de jeune fille, abîmés par le surpoids, les douleurs dans le dos ou le manque de temps libre pour elles mêmes. Toutes les femmes dont la peau du ventre n’était plus que plissures, dont les seins après s’être gonflés tombaient lamentablement vers leur nombril.
« Dans ces temps anciens nous avions deux vies : avant et après la naissance de notre premier enfant. Nous devions accepter toutes les malformations, tous les accidents de la contraception, tous les enfants des viols et des incestes. Femmes, nous étions objets et moyen de continuité de l’espèce, contraintes et sans recours. Aujourd’hui la technicité maîtrisée par les laboratoires avant la mise en vente vous protège de tous ces dangers. La femme retrouve sa plénitude humaine et sa plénitude de vie, débarrassée de la nécessité d’enfanter ».
Julien et Sandra se promènent au moins une fois par semaine dans les immenses allées de « l’hyper balladium ».

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Le conglomérat gestionnaire joue gros en proposant si vite, à grande échelle, pour la masse des consommateurs, l’utilisation des procédés de manipulation génétique que maîtrisent ses laboratoires. C’est une décision qui a été prise en conseil politique d’administration du quartier bleu où il siège comme membre économique à côté des quelques élus du suffrage universel.
- Cette décision n’est pas qu’un choix économique comme nous en promulguons très souvent. Nous décidons cette fois-ci de passer au contrôle total de la race humaine. Nous décidons de nous sélectionner nous-mêmes pour continuer de survivre.
- C’est la vitesse de la décision qui me chagrine. Jusque alors nous avions opté pour la douceur et aujourd’hui …
- Aujourd’hui nous changeons de méthode.
- Toutes les expériences sont positives, toutes les naissances sont viables. Nous en avons déjà écoulées quelques dizaines.
- La décision de vendre des enfants à adopter nous a démontré la difficulté pour faire accepter ce changement social. Maintenant que nous avons pris la décision définitive, nous devons l’appliquer très vite.
- De toute façon nous aurons toute une série de réactions quelque soit la douceur et le rythme de mise en place de la décision. Alors allons y franchement.

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Le « balladium » propose, dans toutes les publicités qui sortent depuis ce matin, de rendre caduques les naissances naturelles. Paris politique et financier importants parce les moyens techniques disponibles, il y a une trentaine d’années, ne permettant pas d’envisager le problème dans les mêmes termes scientifiques qu’aujourd’hui, la loi n’avait pas eu besoin de statuer.
Bien avant la fin du siècle dernier, ce sont les scientifiques du même laboratoire, qui ont rendu archaïques les reproductions végétales et animales naturelles des siècles précédents. Gageure réussie par les prédécesseurs de la direction centrale puisque toutes les plantes et tous les animaux de boucherie naissent désormais « hors mère » avec des caractéristiques génétiques bien repérées.
Gros pari médiatique aussi pour le conglomérat, en terme d’image de marque, face aux télévisions, réseaux électroniques et journaux multiples, que de gérer les controverses diverses qui naissent en permanence. Gros pari philosophique que de proposer un changement si radical du fonctionnement d’une société. Qu’adviendra t-il des restes de la famille éclatée depuis longtemps ?
La décision de commercialiser les enfants « éprouvettes » et de les présenter comme tels, a pourtant été maintenue pour toutes les succursales dans le monde entier. Un marché fabuleux bien sûr, qui conforte un peu plus le poids des sociétés économiques, mais c’est surtout une aventure fantastique de science fiction !
Après quelques mois de mise en rayons, chacun des administrateurs locaux, discourt sur la pression que représente le nombre croissant de leurs clients, réels ou potentiels. Ils s’appuient, sur les premiers résultats chiffrés de leurs ventes. Ces derniers indiquent à l’évidence, que les problèmes éthiques élaborés par une société, quels qu’ils soient, ne pèsent pas lourds quand des solutions matérielles nouvelles et pratiques se révèlent disponibles.
Après plus d’une année, les dirigeants des quartiers bleus, dans le monde entier, peuvent déjà juger de l’impact des ventes sur la baisse des naissances dans les maternités. Bientôt pourra se juger l’effet de substitution des procédés proposés pour la reproduction humaine face à la méthode ancienne de l’accouchement.
De nombreuses publications, dans les diverses presses multi médiatiques, rappellent que, depuis le début, et partout du monde, les enfants sont mangés, abandonnés, vendus, ou tués par leurs parents. Ils sont exploités par eux, violés, battus, déguisés en soldats, en acteurs, en prodiges ou mariés de force. La liste est longue de ces rappels historiques, dans les pages des articles hebdomadaires.
- C’est vrai qu’il y avait un côté stupide et inhumain à laisser procréer des gens qui n’avaient aucune capacité à élever et faire vivre des enfants.
- Ce n’est pas nous qui avons crée le monde ! Qui peut savoir s’il y eut un créateur ? Pas facile à deviner !
- La liste des enfants trouvés morts dans les quartiers d’ailleurs est impressionnante. Je n’en revenais pas quand j’ai découvert cela dans un livre oublié sur une table de la bibliothèque. On ne trouve pas ces informations là sur le filet .
- Probablement un oubli volontaire pour que les informations passent quand même chez ceux des quartiers bleus.
- Tu crois qu’il y a des opposants à notre administration ?
- Probablement.
- Mais pour moi c’est surtout que ça me fait quelque chose de savoir que nous abandonnons une partie de nos capacités physiques. C’est ce que faisons depuis des siècles. En remplaçant les anciennes naissances par accouchement au profit de la machine incubatrice nous rendons inutile une partie de notre patrimoine génétique. Toi tu es un homme ce n’est pas tout à fait pareil, tu dois y être moins sensible.
Le conseil politique administratif, parce que les moyens techniques et industriels sont disponibles, veut mettre fin à ces méthodes millénaires. Le conseil décide donc d’expliquer que les enfants doivent devenir un élément choisi de la société et non plus un droit des seuls parents.
« Chaque enfant qui naît doit être assuré d’une famille d’accueil, d’une éducation, d’une bonne santé, d’un avenir sain. Pour cela il n’est plus possible de tolérer la multiplication sans contrôle de la reproduction humaine. Il faut mettre fin à l’irresponsabilité parentale ».
Toute la campagne promotionnelle des grands conglomérats, qui participent tous aux conseils des quartiers bleus, s’oriente donc, vers un marketing volontairement local, insidieux, mais solidement fondé sur une tendance profonde et ancienne de la population. Contrairement à un discours politiquement correct, habituellement tenu sur les droits des enfants, la réalité de vie des individus est beaucoup plus proche du mode de comportement des animaux concernant leurs petits. Les dirigeants mondiaux des quartiers bleus pensent donc que l’enfant, objet étranger, non porté par la mère, est une réalité déjà acceptée, même si le discours prendra encore beaucoup de temps pour le dire très clairement.
Toute la campagne publicitaire du magasin parle du bonheur des enfants, de leur sécurité dans l’immédiat et de leur bien être futur, mais en même temps, et c’est là le vrai moteur des acheteurs, tous les produits proposés aux parents permettent d’accroître la tranquillité de ces derniers et transforment, de fait, les enfants en objets pour consommateurs insouciants. Ils peuvent dans le quotidien, les retrouver à côté d’eux comme leurs animaux, leurs voitures ou leurs meubles.
« Notre métier c’est de rendre le consommateur insouciant, notre vocation c’est de répondre au besoin de tranquillité de nos clientes ».
Le magasin prend en charge et monnaye, à travers son discours et ses promotions, tout ce qui ne peut être avoué clairement.

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Depuis, en une vingtaine d’années, le marché des enfants a évolué, comme tous les marchés qui vivent sur l’innovation. Les techniques scientifiques qui le sous-tendent ont été fouillées pour mieux comprendre la mise en œuvre des gènes implantés sur le ruban d’ADN de l’être humain. L’intérêt financier a maintenant repris la première place après les réflexions politiques. Il s’agit de trouver un produit qui permette de mieux soigner et surtout de mieux prévenir, toutes les maladies et dégénérescences qui surviennent habituellement au long d’une vie.
Cette nécessité commerciale et les recherches associées, ont indirectement permis une offre plus diversifiée en même temps que l’industrialisation d’une production plus adaptée de la part des trois gros laboratoires encore existants. Sandra participe à ces recherches de pointe.
- J’ai bien fait de prendre le train en marche quand les labos nous ont proposé de muter pour le travail sur les machines incubatrices.
- Nous, les ingénieurs, ils auront toujours besoin de nos services pour assurer la suite et l’entretien des machines…
- A moins que je trouve la solution pour vivre éternellement …
- Et en te gardant toujours aussi belle qu’aujourd’hui ?
- Non évidemment !
- Dans ce cas là ce n’est …
- Mais je trouverais en même temps de quoi me faire rajeunir régulièrement ce qui est le seul secret de la beauté.
- Alors je te promets que tu feras fortune.
- Non je ne ferais pas fortune. Je garderais le secret seulement pour moi.
- Et pour moi aussi ?
- Cela dépendra de ma capacité à supporter les vieux.
Aujourd’hui le choix des nouveau-nés peut aussi se faire sur la taille qui sera atteinte à l’age adulte. Ces progrès rapides ont fait qu’il a fallu réglementer, les capacités physiques, intellectuelles et artistiques, bien que la fiabilité soit assez faible pour cette dernière aptitude. Les clients qui entrent dans les critères de la période de parentalité, peuvent donc facilement adapter l’enfant à leur morphologie. L’affinement des capacités de production permet de réguler au mieux la demande tout en la standardisant.
Dans les quartiers d’ailleurs, de nombreuses femmes, acceptent facilement la proposition du grand magasin, qui tient en une prime équivalente à six mois d’allocation de vie pour abriter, pendant quelques jours seulement, l’ovule préparé dans les officines des entreprises. Pour ces femmes d’accueil c’est une garantie sanitaire en même temps que les actionnaires des sociétés se prémunissent mieux contre une perte d’argent toujours possible avec des techniques encore aussi jeunes. Ils gardent ainsi, tant que les quartiers d’ailleurs sont encore peuplés, une bouée de secours en cas d’incident imprévu dans les incubateurs des naissances artificielles.
- Si tu veux je t’emmène voir ces bébés qui grandissent dans leur ventre postiche.
- Ils voient ce qui se passe ?
- C’est la principale différence avec les couvaisons naturelles. Comme avant, ils entendent les sons et ont le goût des aliments qui seront les leurs après leur sortie mais ils ont en plus la possibilité de voir …
- Mais en réalité les expériences montrent qu’ils ne voient presque rien.
- C’est vrai que ça n’a rien changé de particulier.
Sandra et Julien font le tour des quelques machines incubatrices de la couverie. Le silence est presque total en dehors des voix et des sons régulièrement émis par les machines socialisantes, vers les enfants en gestation.
- Savez vous déjà si vous pourrez vous passer des femmes des quartiers d’ailleurs.
- Nous avons déjà fait naître des enfants dans les seules machines depuis la fécondation in vitro jusqu’à la naissance.
- Et alors ?
- Il y a beaucoup trop de perte. La réussite n’est pas de un pour mille.
Sandra hausse les épaules sans doute pour regretter cette impuissance scientifique.
- Et puis les politiques du conseil nous ont dit qu’il fallait occuper les populations actuelles des quartiers d’ailleurs. Nous ne sommes donc pas pressés de résoudre ce problème technique qui trouve une solution de cette manière là.
- Je crois surtout que cette activité de gestation dans les quartiers d’ailleurs permet de freiner encore davantage la fécondité de ces derniers. C’est cela la vraie raison.

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Depuis trois ans, un service après vente, géré par un groupe médical et pharmaceutique indépendant, propose des contrats d’entretien. Exclusivement médicale au départ, l’offre s’est étoffée pour comprendre maintenant, la surveillance nutritionnelle dans les cantines, la prise en charge psychologique afin de parer à tout « mal être » résiduel qui persisterait et surtout un soutien aux parents qui peuvent être perturbés par l’attention que nécessite la présence d’un enfant.
- J’aurais bien besoin d’aide. J’ai du mal à consacrer tout le temps qu’il lui faudrait à mon petit Tony. Je culpabilise.
- Avez-vous acheté votre enfant chez nous ?
- Oui, cela fait presque cinq ans maintenant …
- Il n’est plus sous garantie mais vous pouvez profiter des prix coûtants que nous offrons à toutes nos clientes et clients.
- Nous pouvons venir comme on veut ?
- Je vous conseille de passer un petit coup de fil avant pour prendre un rendez-vous.
Ce service s’est bien développé et trouve tout naturellement sa place dans cette sorte de village à l’ancienne dont l’hyper « balladium » s’efforce de retrouver toutes les fonctions. Depuis longtemps presque plus aucune activité communautaire ne se situe dans l’ancienne ville qui n’est plus utilisée que pour y dormir, s’y promener et s’y retrouver entre amis. Ancienne cité, sans espaces publics, devenue comme une sorte de camping permanent installé aux abords de la vraie ville que constitue le grand magasin. Une sorte de retour à l’agora antique.
« Nous tenons fortement à ce que tous les parents qui sont autorisés à éduquer des enfants, soient aidés socialement pour que les enfants deviennent citoyens, habitués, entraînés à la vie en groupe. La dévastation de la terre par les générations précédentes ne nous laisse plus que peu de place pour peu de monde. Nous devons assurer l’avènement de citoyens convaincus que leur premier devoir est celui de la survie du groupe ».
Le service après vente propose depuis peu de reprendre les enfants déficients ou qui présentent un comportement décevant. Quand les modifications sont faciles à réaliser, l’enfant peut repartir vers ses parents après quelques jours ou quelques semaines d’intervention médicale. D’autres fois, les enfants sont inadaptés à certaines parentés, ils sont alors échangés avec ceux d’autres familles. Mais le plus souvent, sous prétexte d’accident de réparation, les enfants sont tout simplement détruits et leurs organes servent alors à d’autres bambins que l’on souhaite conserver parce que mieux adaptés à la vie collective des cellules familiales qui continuent d’être maintenues, malgré de multiples offres d’organisations plus individualisées. Cette procédure d’après vente est devenue une sorte d’accord commercial tacite dont personne ne se plaint et qui évite les démarches administratives nécessaires pour l’euthanasie, conduites totalement dépassées et qui datent vraiment d’un autre siècle quand le surpeuplement n’était pas encore un danger.
Sandra et Julien repartent vers leur habitation. Il est tard. Ils vont pouvoir se retrouver seuls, moment rare d’intimité.
- Au fond ce service après vente entérine simplement le système de la sélection génétique naturelle. Ceux qui ne s’adaptent pas à la vie dénaturée que nous construisons sont éliminés.
- Je n’ai pas envie de parler de cela ce soir. J’ai juste besoin de tes caresses.
- Dépêchons nous.

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C’est prés de là, dans une annexe nouvellement ouverte, qu’un marché des occasions a trouvé son rythme de croisière. Ce marché est autorisé jusqu’à l’âge de quatre ans. C’est aussi, bien sûr, un lieu de promenade afin que les enfants puissent être vus des éventuels acquéreurs. Ici viennent surtout des femmes et des hommes en couple. Ce sont eux qui sont principalement demandeurs. Ils habitent les quartiers verts et presque tous pratiquent la stérilité parce qu’elle leur ait fortement conseillée. C’est pour eux le dernier moyen d’obtenir des enfants. Différence importante avec ceux des quartiers jaunes.
Quant à ceux des quartiers bleus, ils viennent peu sinon parfois, des hommes qui ont une entreprise à céder et qui viennent, avec une nourrice, chercher un héritier possible. Le grand marché local des adoptions comme titrait un journal il y a quelques années. Les enfants et les faibles ont toujours été à la merci des parents et des sociétés caritatives.
Du côté des offres ce sont souvent des femmes seules, qui trouvent trop pénible d’élever des enfants où qui n’ont plus droit aux aides d’état. Quelquefois la raison donnée pour cette mise à la bourse d’adoption, est qu’elles n’arrivent pas à se faire obéir et elles finissent par démissionner.
C’est dans ces marchés d’occasion que les enfants renvoyés des quartiers bleus, trouvent une dernière chance, avant leur disparition définitive s’ils ne trouvent pas preneur . Le grand magasin, partie prenante du conseil politique prend à sa charge l’élimination physique propre et discrète des inutiles. Le grand nettoyage selon l’expression consacrée par ceux qui se consacrent à ce service.
Un peu plus loin se voit un autre bâtiment, nouveau celui la, qui s’élève juste à la limite nord des parkings des quartiers bleus, et qu’on nomme l’édifice de la couverie. Il ouvrira ses portes pour la mise en visites par les clients avant la fin du premier trimestre prochain. Dans les salles très sécurisées de cette zone, sont « façonnés » les embryons. Le public pourra y regarder, derrière de grandes baies vitrées, comment s’opère le prélèvement des ovules sur les femmes des quartiers verts qui ont accepté d’être porteuses. Pourra bientôt s’observer aussi le transfert vers les éprouvettes d’attente, remplies du liquide vital, techniques protégées de l’espionnage par de multiples brevets industriels. La manipulation qui concerne l’apport de nouveaux gènes et le contrôle des séquences des bases sera probablement ouverte aux spectateurs dans un peu plus de deux ans. Les règles de sécurité n’étant pas encore toutes établies ou certifiées.
- Cette fois je vais pouvoir travailler au grand jour, dans une véritable usine qui ne ressemblera plus à un bunker.
- Et tu vas faire les visites ?
- Oui. Je pense que ce sera moi qui coordonnerai ce service.
- Tu vas être cheffe ?
- Oui. Comme toi.
- Nous au moins, nous ne finirons pas dans les quartiers verts, comme déclassés.
- Espérons le !
Ce nouveau bâtiment, avec les habitations qui l’entourent, représente une sorte de pendant à celui déjà construit il y a plus de trente cinq ans et situé derrière la zone des résidences B8, où les chercheurs en biologie disposent presque tous de leurs habitations. Il se confirme ainsi, qu’en moins d’un demi siècle, les groupes sociaux se sont tous regroupés et même cloisonnés, malgré les décisions d’urbanisme prises pour obliger à la mixité des compétences techniques des habitants du quartier bleu.
Dans ce nouveau laboratoire, se cultivent les tissus indifférenciés issus des cellules obtenues après les toutes premières divisions de l’embryon. Ici les ingénieurs ne travaillent que sur des embryons tubulaires, c'est-à-dire développés en tube à essai. Ils peuvent alors s’en servir pour développer les groupes de cellules nécessaires aux diverses parties du corps humain après les avoir spécialisées en fonction du besoin d’organe du receveur et de ses caractéristiques de compatibilité histologique.
- Vous êtes en plein dans le domaine de la chirurgie réparatrice.
- Il n’y a pas que les réparations dues à l’âge ou aux accidents. Heureusement ! Ça me plait de façonner les nouveaux être humains …
- Il y a un peu de Rodin et comme une touche d’art de la sculpture dans ce pouvoir que tu as de produire le tissus humain et de le modeler.
- C’est un peu de ce que les ancêtres des tribus ont tous raconté pour expliquer la création du monde par leurs dieux.
- Tu ne pétris pas la glaise ou alors c’est celle de la biologie, c’est une terre de chair.
- Nous pouvons déjà fabriquer un être humain, je veux dire son embryon, c'est-à-dire sa première maquette comme on fabriquait une automobile au siècle dernier. Je fais les esquisses.
- Et cela te plaît ?
- C’est mon job depuis toujours. Et après tout quand on choisit son compagnon ou sa partenaire, fait on autre chose que totaliser des morceaux qui nous conviennent ? Alors pourquoi ne pas fabriquer selon les goûts plutôt que de faire confiance aux hasards des rencontres ou aux mécanismes des petites annonces ? C’est plus rationnel tout simplement.
- Et que ceux qui ne s’adaptent pas à ce système disparaissent !
- Nous évoluons ou nous mourons !

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La loi a été décrétée cette nuit.
« Aucun enfant né naturellement n’aura le droit de vivre.
Il y va de l’adaptation de la race humaine aux conditions de survie qui nous ont été léguées. Nous ne pouvons plus nous fier aux évolutions proposées par les naissances hasardeuses que provoquent les rencontres amoureuses entre les hommes et les femmes.
Chaque citoyen doit avoir une place et une fonction déterminée dans notre société. L’évolution doit être maîtrisée et continuer pour que le phénomène humain perdure éternellement dans l’univers ».

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Troisième époque



Au cœur des quartiers bleus, les habitants vivent couramment au delà de cent cinquante ans dans des conditions de santé physique et mentale qui leur permettent une autonomie pratiquement complète. L’être humain n’y meurt plus de maladies. On y décède seulement d’accidents ou de vieillesse car les scientifiques butent encore sur l’obstacle trop complexe de l’usure de la vie et les espoirs d’éternité du siècle passé apparaissent toujours aussi lointains.
Les remplacements d’organes ont longtemps fait croire qu’ils seraient le subterfuge à la mort, mais ils ne sont plus qu’un moyen de bien vieillir. Le cerveau garde trop de mystères pour espérer de prochains progrès.
C’est cet allongement très fort de la durée de la vie qui a freiné le besoin d’enfants jusqu’à le rendre dangereux pour le peuplement du monde. Dans le même temps, l’imaginaire des techniciens spatiaux, qui proposaient des fusées capable d’emporter le surplus d’humains vers les autres planètes, vient d’être reporté à une date non précisée, avant même le commencement de l’étude de faisabilité.
Sur les divers médias, les multiples « remake » des antiques westerns où sont retracés les épisodes de la dernière grande migration humaine qui a eu lieu sur terre, apparaissent désormais sans aucuns successeurs réels. Seuls le départ de la première expédition de colonisation vers mars et les quelques vols suivants occupent les vitrines de la communication !
Le souvenir du réchauffement rapide de la planète, au siècle dernier, reste gravé dans les mémoires. Pollutions et inclinaison du globe terrestre se sont conjugués. Les degrés supplémentaires ajoutés à la moyenne des températures, ont amené plus d’un milliard de personnes à quitter les bords de mer pour venir sur peupler les villes. « La grande peur du vingt et unième siècle » titrait un journal de l’époque. Des régions entières se retrouvent maintenant inondées et aucune digue n’a pu enrayer la montée des eaux. D’autres zones, déjà pauvres, voient leurs terres se désertifier plus encore. Partout les orages et les vents s’amplifient, et multiplient les dégâts et les dérèglements de la société.
- Mes grands-parents m’ont raconté que des guerres locales se sont déroulées, avec de vrais massacres pour accéder à l’eau ou à la nourriture. Des régions entières se sont affrontées.
- Les miens ont été touchés par cette montée des eaux. Ils ont émigré vers la région centrale la dernière année du siècle passé. Ce fut très dur. Je suis né très longtemps après.
Les responsables des nations confrontées à cet exode ont laissé faire beaucoup de ces massacres, parce qu’il devenait indispensable d’éliminer ceux que la mer repoussait. Depuis ces temps passés, des mesures drastiques de dépollution ont été engagées en même temps que s’installait la phobie du sur peuplement.
C’est à partir des craintes d’une surpopulation trop forte qu’ont pratiquement disparues les véritables naissances, au sens ancien du terme, dans le quartier bleu. Les descendances, si l’on peut encore employer ce terme, sont « pré enfantées » dans les zones d’ailleurs depuis maintenant presque soixante ans. Cette pratique est d’ailleurs devenue un des critères, non explicite, de maintien ou d’accès au groupe humain de ceux qui gèrent les productions matérielles et l’organisation politique de la vie collective.
C’est aussi à cette époque que les anciens dirigeants ont été massivement remplacés et le nouveau cartel administratif des quartiers bleus s’est aussitôt orienté vers la recherche et la sélection génétique pour tenter de mettre en place une solution nouvelle. Il fallait résoudre le problème démographique mondial autrement que par les guerres ou les génocides, systèmes habituels jusque là dans bien des régions avant les grandes émeutes du troisième millénaire et la généralisation des couleurs dans les quartiers.
- Ma mère fut l’une de ces nouvelles élues et c’est pendant une des réunions auxquelles elle participait qu’elle a rencontré mon père.
- Moi c’est mon père qui fut élu local, d’abord dans les quartiers d’ailleurs, après leur exode jusqu’ici, et puis dans le conseil des quartiers bleus après avoir été retenu au cours des sélections qui se déroulaient encore à cette époque là.
Les carences persistantes de la science obligent à conserver un groupe, celui que l’on nomme « d’ailleurs » et qui réside dans les quartiers verts. Contrainte encore nécessaire afin de disposer des ovules nécessaires pour les quelques enfantements de ceux du quartier bleu. Les scientifiques ne savent toujours pas se passer de l’œuf primordial et l’utilisation de ceux des animaux comme les rats, les singes, les porcs ou les brebis reste très aléatoire, avec un trop important taux d’échec.
- Au fond de moi je suis plutôt contente de ne pas être la fille d’un porc ou d’un singe. Et toi ?
- Je suis née biologiste, ça ne me dérange pas. Nous sommes avant tout un tas de cellules arrangées pour donner un homme. C’est à tout ce qui se passe après que j’attache un peu d’importance.
- Moi je regrette les enfants qui naissaient de l’amour des parents. C’était du bricolage bien sur, mais il y avait cette part de folie et d’incertitude que l’on ne trouve plus nulle part.
- Tu crois que cette incertitude fait partie du bien être de l’être humain ?
- Je crois que oui.
- Tu crois qu’en ignorant si tu pourras te loger ou manger demain, tu trouverais un meilleur goût à ta vie ?
- Je crois que non.
Tous les habitants du quartier bleu continuent donc de se servir du potentiel génétique des quelques centaines de femmes d’ailleurs. Les laboratoires ont la responsabilité des analyses nécessaires afin d’écarter tout matériel reproductif défectueux ce qui est fréquemment le cas. La donneuse d’ovule est alors systématiquement stérilisée avant d’être envoyée, avec sa famille, dans une des maisons des quartiers jaunes, ce qui est devenu la règle tant la pression économique et sociale est forte.
Là, dans les quartiers jaunes sont réunis ceux que la vie n’a pas favorisés. Ils n’ont comme occupation que l’entretien de leurs maisons et de leurs jardins. Ils n’ont pas de descendance, ils n’ont pas de contact avec les autres quartiers. Ils doivent juste finir leur existence, toujours très brève. Probablement à cause de l’eau qu’ils ne peuvent trouver qu’aux fontaines publiques.

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vQue d’économie de temps et d’argent depuis que le décodage du génome s’est accompli à la fin du millénaire précédent ! Que de progrès, après la classification des effets fondamentaux et secondaires des diverses séquences codantes ! Tous les domaines de la biologie fonctionnent maintenant sur les connaissances qu’apportent ces lectures permanentes et réactualisées du patrimoine.
Depuis longtemps déjà les médicaments ne servent plus à palier les déficiences individuelles. Ces problèmes se résolvent maintenant en aval, avant l’implantation ovulaire chez la porteuse. L’analyse de l’empreinte génétique permet de filtrer tous les défauts déjà répertoriés et les ratés sont très rares.
Seuls les problèmes des comportements sociaux non conformes sont encore difficilement décelables avant la naissance. Ce sont là des composantes très sensibles à l’environnement, ce qui les rend impossibles à déterminer pour une durée de vie aussi longue que celle atteinte par ceux des quartiers bleus. Le succès des services de reprise après vente, vient essentiellement de cette insuffisance là.
Cependant une manipulation génétique en cours de vie résout bien souvent l’essentiel des difficultés, ce qui évite la médicalisation de l’organisme avec les tranquillisants, somnifères ou neuroleptiques comme cela se pratiquait massivement, paraît-il, dans les temps anciens.

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Sandra et Julien, ont presque soixante ans, age limite pour prétendre prendre en charge un deuxième enfant. Ils viennent pour choisir leurs ovules après leur première approche sur le catalogue électronique du magasin. Cette démarche réalisée, ils peuvent pénétrer dans une des deux chambres du laboratoire pour y prélever le sperme de Julien. Le couple conserve une fonction très forte, bien que seulement sociale, une sorte de garantie du maintien des règles communes et cet instant du prélèvement de la semence génitale masculine, est le seul moment obligatoire d’intimité physique pour les futurs parents, souvenir rituel des nuits de noces d’autres temps, que jamais personne n’a proposé de supprimer. Dans le quartier bleu, en dehors de quelques périodes sociales très précises, les activités sensuelles et sexuelles, sans but reproductif, se déroulent librement, sous quelque forme que ce soit, tout au long de l’existence.
Obligation strictement maintenue parce que les techniques scientifiques ne permettent pas d’analyser chacun des spermatozoïdes du flot séminal qui mène à la fécondation de l’ovule. C’est donc au couple de garantir, au travers de cette rencontre officialisée, l’origine généalogique du quartier bleu, en fournissant les témoins visuels assermentés. Une sorte de label d’origine si l’on peut dire.

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C’est avec une technique similaire de contrôle génétique préalable, que peu à peu les quartiers jaunes, celui des peaux colorées, se vidèrent de leurs habitants. Longue histoire que celle de ces zones où tentaient de se loger et de vivre tous ceux que les guerres, la famine ou l’espoir exilaient de leurs pays. Longue chronique d’un échec que l’histoire des hommes n’a jamais cessé de répéter et que les sociétés ont toujours cru pouvoir résoudre.
Dans ces quartiers, pendant plusieurs générations, les résidents choisirent de ne pas transmettre aux enfants qu’ils auraient pu avoir les difficultés sociales qu’ils ont eux-mêmes rencontrées et qui restent liées à leur quartier.
Le gouvernement des quartiers bleus de l’époque avait initié cette proposition de suicide collectif après les échecs continus de toutes les politiques imaginées pour une intégration complète. Il fallait bien constater que les couleurs de peau perduraient et que l’écart économique se creusait inexorablement. Les diversités humaines n’autorisent pas la cohabitation.
C’est donc là un des premiers programmes d’éradication qui tire à sa fin, les nouveaux plans de démolition des immeubles sont d’ailleurs en cours de réalisation ce qui donnera un peu plus d’espace au quartier bleu qui a déjà absorbé totalement deux des trois secteurs jaunes qui existaient au début des séparations colorimétriques.

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Dans les quartiers verts, les enfantements demeurent libres, mais ceux ci sont toutefois soumis au contrôle de la durée de vie. Depuis longtemps déjà, chaque future mère doit déclarer sa grossesse dans les dix jours suivant un rapport sexuel déterminant. Une intervention génétique permet alors de programmer une durée d’existence, du futur habitant du quartier, limitée à soixante ans, c’est à dire la période après laquelle les prélèvements d’ovules deviennent inefficaces. Ces règles émanent directement des présidences successives du quartier bleu.
Bien que justifiée médicalement pour les seules femmes, cette mesure s’applique aux embryons des deux sexes pour des raisons de simplification administrative. Seule l’acceptation de cette règle, au moment de la conception, permet d’obtenir le versement des allocations de vie, une des quelques ressources financières encore disponibles, étant donné que celles du travail ne permettent plus depuis longtemps, d’assurer de quoi vivre.
Cette règle ne fut édictée qu’après des années de discussions sur « l’electronic forum », là où se préparent presque toutes les décisions. Ce forum n’est accessible qu’aux résidents du quartier bleu. Difficile à mettre en place, cette « loi de courte vie », dite loi « Virneux » du nom de son rapporteur, a permis d’atteindre deux buts importants pour le groupe des quartiers bleus. Elle diminue le nombre des naissances dans les quartiers verts, réduction nécessaire à long terme, puisque ses habitants n’ont plus de rôles réels dans le fonctionnement de la société, Elle freine les transferts venant du quartier bleu, ceux des quelques femmes qui militent encore pour le droit à un enfantement complet et aléatoire.
Le besoin de porter un enfant se révèle un problème durable et complexe, pour toutes les sociétés et cela depuis le premier regroupement des premières tribus.
Historiquement, pendant des millénaires, la mort fréquente des mères lors des accouchements et la force physique indispensable pour chasser, ne laissaient aux femmes que peu de place dans les groupes qui se constituaient. Pour survivre, elles devaient donc enfanter et accepter ce rôle de perpétuation du groupe ou périr par incapacité physique à survivre seule. Les lignes de partage étaient claires entre les sexes, autant que les vies étaient courtes.
Mais au cours des derniers siècles les femmes ont pu réguler leurs grossesses, puis les maîtriser au point que les techniques de procréation in vitro amenèrent comme perspective l’enfantement et la perpétuation des générations sans l’apport sexuel direct des hommes, voire, comme thème de science fiction, leur disparition physique .
Dans les quartiers bleus, sans doute inconsciemment pour certains, et très lucidement pour d’autres, quelques lois subtiles furent discutées puis instaurées. Les schémas de la rhétorique concernant les naissances, bien appuyés sur la peur, les connaissances scientifiques innovantes, les possibilités des nouvelles technologies d’insémination contrôlée et les promesses d’une liberté accrue constituèrent pour tous une sorte de parler politiquement correct dans les rues du quartier bleu. Peu à peu il apparut aux épouses que leur fonction d’enfantement relevait d’une contrainte tout à fait dépassée. Un droit immémorial tombait !
Dès lors, la fonction de mère biologique devenait une tache qui pouvait se transférer en quasi exclusivité vers les femmes des quartiers d’ailleurs. Cette décision impliquât très vite d’autoriser la vente des enfants par les grands magasins pour éviter tout trafic et perte de contrôle par les autorités. Dans le même temps, l’homme des quartiers bleus, par le prélèvement, en partie ritualisé, de son sperme, retrouvait la fonction essentielle, dans le processus de renouvellement de la population des quartiers bleus. La femme éliminée de son privilège biologique retrouvait, curieusement, une place banale.

Engouffrée dans la brèche dégagée par les nouvelles lois, la force du marketing et celle de l’habitude, la réactivité du marché économique joua les rouleaux compresseurs. Les grands magasins créèrent partout leurs départements spécialisés, inaugurés souvent avec discours et toasts en présence de tous les officiels locaux. L’activité nouvelle créait quelques emplois pour ceux d’ailleurs et un vent de modernité soufflait sur la société des quartiers bleus un peu endormie.
Les maîtres et les serviteurs perdaient un nouveau point commun. Un bond inédit dans le partage des taches matérielles s’inscrivait dans le marbre de l’évolution.

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Sandra et Julien viennent de prendre livraison de leur deuxième enfant. Il portera le prénom de son arrière grand père en souvenir de celui qui fut le dernier prix Nobel de la paix. Ferdinand vivra dans un monde sans guerres, sans contraintes, sans soucis où il ne devra pas se frayer un dur chemin pour trouver sa place.
La chambre de sa sœur, âgée de vingt ans aujourd’hui a été retapissée de bleu. Il dort pour la première fois dans le couffin familial, un berceau semblable à celui de Moïse, confié autrefois aux flots du Nil, livré aux hasards de la vie. Ferdinand dort dans un berceau bien amarré et commence une vie longue et sans surprises.

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Le dernier secteur du quartier jaune vient d’être démoli, le terrain est désormais vide. Demain ou après demain il sera couvert de parcs naturels et de résidences aux routes peintes en bleu. Un deuxième secteur des quartiers verts sera bientôt vidé de ses derniers habitants. Lui aussi sera rendu à la nature, aux arbres, aux herbes, aux fleurs et à quelques animaux retenus comme compatibles avec la présence de l’homme par la commission de la vie ancestrale.
La préhistoire de l’histoire de l’homme est presqu’achevée.
L’hyper « balladium » a diminué son espace réservé à la vente de nouveaux nés puisque les quartiers d’ailleurs disparaissent peu à peu, et que se réduisent ainsi les besoins d’enfants. Seul un marché assez actif d’échanges de jeunes entre quatre et dix ans garde la trace d’une époque florissante. Quelques parents s’adaptent au mieux de leurs goûts pour les vacances, les loisirs, les études ou les championnats sportifs. L’avenir n’est plus une valeur qui peut se vendre en grande surface.
Dans le monde, seule l’Europe, une partie de l’Asie et l’Amérique du nord sont encore peuplées, essentiellement dans les quartiers bleus, tous bâtis sur le même modèle. Les quartiers jaunes ne servent plus qu’à recueillir ceux qui sont condamnés à l’exclusion des quartiers bleus. La peine de mort est en effet toujours considérée comme beaucoup trop barbare.
La population du globe réduite à moins de deux milliards de personnes, concentrée en quelques points géographiques et prépare les fêtes organisées pour ce milieu du vingt troisième siècle.

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Pendant la période des fêtes, à midi, dans le quartier bleu de Dijon, l’effervescence est grande autour de l’espace des Pourtalet. Les arcades de la cour intérieure, celles qui supportent à chaque étage, les passages de type italien qui vont du bâtiment donnant sur la rue à celui s’ouvrant sur la cour, sont remplies de monde. Des voisins, des amis, des promeneurs.
Le corps gît là, juste au milieu de la cour pavée de gros blocs de calcaire durci et usé. Ecrasé sur la discrète entrée du puisard où l’eau des pluies et des orages s’enfonce vers la rivière lointaine.
- Il était encore tout jeune.
- Quel âge ?
- A peine plus de quarante ans.
- Bizarre.
- Rien ne permet d’expliquer sa chute.
- A moins qu’il n’ait franchi la rambarde !
Dans la main droite un bout de papier dépasse de ses doigts encore serrés. Quand ceux du nettoyage arriveront, ils auront peut-être le temps de le lire.


« Je m’ennuie de ne rien avoir à faire. Depuis ma naissance je n’ai jamais eu à choisir. La peur, la faim, l’amour, la joie, la tristesse, l’espoir ou le désespoir me demeurent inconnus. Je n’ai fait qu’exister. J’ai donc décidé de la seule chose encore possible pour un être humain, avancer la date de ma mort »
L’ennui ! Un vaste marché à saisir pour l’hyper « balladium ». De quoi être occupé pendant des siècles et des siècles ! Mais quelqu’un prendra t-il le temps de lire cette dernière missive.

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Des enfants sont déposés sur le pas des portes. D’autres sont utilisés pour les plaisirs des adultes. Des groupes portent les armes, tuent ou se font exploser. Des rapts ont lieu pour récupérer cœurs, foies, reins et divers organes neufs qui font survivre des malades. Loin de nous on entend dire que des enfants travaillent à la fabrication de jouets en échange d’à peine de quoi se nourrir. Ailleurs encore des parents organisent des concours de beauté pour leurs enfants ou leurs chiens. Ou bien là bas des adultes ivres ou drogués frappent et humilient leurs rejetons derrière des murs aux portes et fenêtres closes. Dans les écoles des élèves sont définitivement déclarés nuls.
Que sais-je encore !
Des romanciers peu scrupuleux auraient pu inventer de telles choses pour faire valoir leur imagination. Ecrire dans l’horreur pour vendre du papier. Heureusement nous sommes en l’an 2020 et tout cela n’est que de la science fiction. Aucun symptôme de ce monde inhumain n’est encore perceptible à ce jour, ni même en préparation.

Décembre 2005



2021 - 2030 – émeutes importantes entre groupes sociaux
2035 – généralisation des zones colorées
2050 – 2100 - Exode des populations des bords de mer pour cause de réchauffement planétaire
2062 –premiers humains sur la planète Mars
2069 – l’espérance de vie dépasse le siècle
2108 – premiers échanges commerciaux de bébés dans un balladium
2111 – 2200 - Départs vers mars des colonisateurs
2116 – premières offres de bébés industriels
2142 – disparition de la dernière zone jaune



Quartiers bleus - l’élite
Quartiers verts… - la réserve
Quartiers jaunes - les condamnés à la disparition.



Sandra l’héroïne
Julien le héros

Robby Cade du magasin
Sandy Employée du magasin
Harry Employé du magasin
Schelby
Berny Chercheur au centre
Tony Un enfant
Brady
Ronny
Blondy

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